Pressions intangibles au Jammu-et-Cachemire

L’histoire, l’ascendance et l’incertitude influencent l’expérience des jeunes déplacés de sexe masculin au Jammu-et-Cachemire.

Depuis 1989, l’État de Jammu-et-Cachemire, sous administration indienne, est le théâtre d’un conflit entre l’État indien et un mouvement nationaliste qui demande l’indépendance du Cachemire. Parmi les victimes de ce conflit, on estime qu’entre 140 000 et 160 000 Pandits du Cachemire – la minorité hindoue du Cachemire –ont dû fuir de chez eux au début des hostilités. Depuis 1990, ces personnes ont été forcées de se réinstaller à Jammu, dans la partie sud de l’État, voire dans d’autres régions de l’Inde. Une minorité importante vit dans des camps qui, au fil des vingt dernières années, se sont progressivement intégrés au paysage urbain de Jammu City et de ses environs.

Les Pandits bénéficient de l’assistance de l’État en leur qualité de citoyens indiens bien que le terme «migrant» soit la dénomination officielle des personnes déplacées dans les régions indiennes. Relativement peu d’attention a été portée aux questions relatives aux jeunes dans la communauté. Pour les cohortes d’hommes plus âgés, la difficulté de trouver les moyens de subvenir aux besoins de leur famille peut avoir un effet dévalorisant, alors que les adolescents, eux, subissent les pressions des attentes et des exigences de leur famille, de leurs pairs, des institutions politiques et de leur lieu de vie.

Le fardeau des aspirations

Historiquement, les Pandits du Cachemire sont associés au pouvoir dans la région: après avoir été de grands propriétaires terriens par le passé, ils ont travaillé pour les administrations de l’État au cours des périodes précoloniale, coloniale et postcoloniale de l’histoire de l’Asie du sud. Les Pandits se caractérisent également par une longue histoire de migration du Cachemire vers différentes régions indiennes, contribuant à leur image d’une élite communautaire influente, associée aux professions de la classe moyenne, au Cachemire comme ailleurs. Être un Pandit du Cachemire implique d’être instruit, d’avoir de bonnes manières et de pratiquer une profession dans l’administration, l’enseignement ou d’autres domaines de la classe moyenne. Les professions impliquant un travail manuel sont considérées comme peu désirables aux yeux des Pandits.

L’image d’une qualité de vie assez élevée avant le déplacement circule parmi les jeunes Pandits du Cachemire, en particulier parmi les jeunes hommes, qui sentent que leurs aînés ont profité relativement pleinement de la vie, qu’ils étaient propriétaires, qu’ils ont tiré les fruits d’une instruction ininterrompue qui leur a permis d’accéder à des professions stables.

Malheureusement, le déplacement a bouleversé ce plan de vie, d’autant plus pour les jeunes personnes de sexe masculin qui atteignent la fin de l’adolescence ou commencent leur vie d’adulte, et qui sont issus de familles touchées sévèrement par le déplacement. Nombre d’entre eux vivent dans des camps et sont dans l’incapacité de finir leur parcours scolaire ou, ayant terminé l’école, ils ne sont pas en mesure de se rendre à l’université ou de suivre une formation professionnelle. En conséquence, il existe un gouffre béant entre leurs aspirations et la réalité de leurs circonstances immédiates.

Sunil, qui a grandi dans le camp de Jammu, a travaillé comme apprenti chez un imprimeur après avoir terminé l’école. Il était fier de son travail, même s’il était conscient de la manière dont les autres pouvaient le percevoir:

«Je ne suis pas allé au collège. Je ne suis pas instruit. Mais je me suis mis aux «travaux techniques». J’ai dû apprendre comment faire ce travail. Mais les garçons de mon âge ont honte de ce travail... Ils ont tous honte de faire des travaux manuels.»

Alors que certains pourraient considérer Sunil comme quelqu’un qui a pris sa vie en main, il se sent en colère car il ne pourra jamais réaliser les idéaux auxquels il aspirait en tant que Pandit du Cachemire.

Conflit moral

Le problème des aspirations prend une connotation sexuée: les parents sont susceptibles de faire des reproches à leurs enfants, et surtout à leurs fils, pour ne pas subvenir aux besoins de leur famille en travaillant ou en terminant leurs études. À leur tout, les hommes, en particulier ceux qui ont une vingtaine d’années et qui étaient très jeunes lorsqu’ils ont été déplacés, reprochent à leur père de s’être réinstallé dans une ville telle que Jammu, qui manque d’opportunités. À Jammu, le camp est très majoritairement perçu comme un espace défavorable et absolument différent des maisons que les familles ont laissé derrière elles. Et cette image du camp comme espace négatif déteint sur ses résidents. De nombreuses personnes locales, dont des fonctionnaires d’État, décrivent des Pandits établis dans les camps comme des personnes exigeantes, indignes de confiance et capables de commettre à l’occasion certains écarts de conduite. Ce sont les garçons adolescents et les jeunes hommes sans emploi qui font souvent l’objet des critiques les plus sévères. Les groupes de jeunes garçons qui traînent à travers le camp ou de jeunes hommes assis dans un angle de rue sont considérés comme des exemples de mauvaise conduite et sont accusés de perdre leur temps à ne rien faire et de harceler les femmes. Toutefois, de tels comportements sont visibles dans n’importe quelle communauté établie dans n’importe quelle région du monde, et les signalements sont souvent exagérés. Quoi qu’il en soit, certains adolescents ne manquent pas de souligner qu’ils ont très peu de choses à faire.

Les jeunes déplacés risquent d’internaliser ces préoccupations et de commencer à entretenir une image négative d’eux-mêmes. Beaucoup de jeunes hommes évoquent le mauvais comportement de certains enfants lorsqu’ils parlent des conséquences défavorables du déplacement. Beaucoup d’hommes plus âgés expliquent qu’ils avaient été éduqués pour devenir des hommes aux manières douces et courtoises, enclins à éviter les conflits. Cependant, de nouvelles valeurs commencent à apparaître parmi de nombreux jeunes Pandits qui ont grandi et sont devenus adultes en tant que déplacés. Un jeune homme nous a indiqué qu’au contraire de ses aînés, ils exprimeront plus ouvertement leur colère. Cette attitude peut être observée sur le front politique, où les activistes pandits vilipendent l’État indien pour les avoir trahis – tout en soulignant qu’ils sont des citoyens loyaux et qu’ils soutiennent l’Inde, au contraire des Cachemiriens de la vallée qui revendiquent l’indépendance.

De plus, le passé semble toujours jouer un rôle, d’une manière ou d’une autre, dans la vie de tous les jours. Pour un grand nombre de jeunes Pandits, et surtout pour ceux qui appartiennent au segment le plus pauvre de la communauté, les difficultés à trouver un emploi se traduisent souvent en difficultés à envisager le mariage et devenir des chefs de famille capables de subvenir aux besoins de leur femme et enfants et d’apprécier une certaine qualité de vie. Certains jeunes Pandits sont capables de s’échapper en étudiant à l’université, ce qui pourra leur permettre de trouver un emploi dans un secteur économique relativement bien payé. Toutefois, cela pourra aussi affecter leurs relations avec leurs pairs et leurs amis et entraîner une division entre les jeunes Pandits capables de s’assurer un avenir relativement meilleur et les autres qui sont restés derrière. Cette situation pourrait d’ailleurs refléter une attitude qui se répand parmi les Pandits déplacés: alors qu’ils continuent d’insister sur l’existence réelle d’un sentiment de communauté, la plupart des personnes se retrouvent abandonnées à leur propre sort, avec peu d’espoir de recevoir de l’aide de la part des autres, ni de leur en donner.

Les jeunes hommes qui ont vécu dans le camp et se sont mariés se plaignent d’être affectés par le manque d’espace. Dans les camps, les Pandits du Cachemire vivaient dans des logements basiques d’une seule pièce (ORT - one-room tenement) de 9 pieds sur 14, qui étaient alloués à chaque famille, quelle que soit sa taille. Cette limitation de l’espace met sévèrement à l’épreuve les valeurs familiales et le respect de l’intimité, tout autant que les relations conjugales. Non seulement ces jeunes hommes ont-ils fait part des pressions que cette situation exercent sur leur bien-être physique et émotionnel, mais les hommes plus âgés déplorent que l’absence d’intimité contribue à «corrompre» les membres des plus jeunes du ménage, ce qui crée de nouveaux conflits entre les jeunes et leurs aînés

Entre 2008 et 2011, à Jammu, les camps pour les Pandits du Cachemire ont été fermés un à un et leur populations relogée dans une nouvelle colonie unique aux abords de la ville. Alors que dans les anciens camps les logements n’avaient qu’une pièce, la nouvelle colonie se compose d’immeubles de trois étages. Cette nouvelle colonie est considérée comme une amélioration et il sera intéressant d’observer dans quelle mesure elle influencera la dynamique des jeunes populations. Néanmoins, certaines pressions demeurent. Rohan est un jeune homme qui s’était installé temporairement dans une grande ville du sud; il voulait depuis longtemps quitter Jammu et réaliser ses ambitions et ses espoirs d’une vie meilleure. Mais lorsque le gouvernement de l’État du Jammu-et-Cachemire a annoncé des mesures en faveur de l’emploi, dans le secteur privé, des Pandits du Cachemire déplacés, sa famille a insisté pour qu’il revienne à Jammu et postule pour un poste qui promettait la sécurité de l’emploi dans une période de difficultés économiques. De telles pressions entravent les capacités des jeunes Pandits à reconstruire leur vie.

 

Ankur Datta ankur@csds.in est anthropologue et attaché de recherche temporaire au Centre d’étude des sociétés en développement de New Delhi (Inde). Les études de terrains sur lesquelles cet article est basé ont été rendues possibles grâce à une bourse du Fonds central de recherche de l’Université de Londres.

Des pseudonymes ont été utilisés pour protéger l’identité des personnes interrogées.

 

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