La question de l’apatridie, entre émergence et non-émergence

La question de l’apatridie met en lumière une problématique importante: pourquoi certaines questions deviennent des priorités internationales et d’autres non ?

Comment certaines questions finissent-elles par apparaître ou «émerger», c’est-à-dire de franchir cette étape du processus de mobilisation au cours de laquelle un litige préexistant cesse d’être un «problème» pour devenir une «question»? Ce phénomène a lieu lorsque des militants définissent un certain problème comme une violation des droits humains et que de grandes ONG de défense des droits humains commencent à référencer ce problème comme une question dans leur documentation de plaidoyer. Il peut s’en suivre l’établissement de campagnes et/ou de coalitions visant à résoudre cette question sociale. De surcroît, pour que ladite question soit adoptée, il faut généralement qu’au moins un grand acteur s’en fasse le défenseur, ce qui se caractérisera le plus souvent par une réorientation de ses ressources. Il est crucial de comprendre cette étape car aucune activité de plaidoyer ne pourra être efficace sans qu’une question soit définie comme telle et acceptée comme telle par une masse critique d’activistes.

Les cas inexpliqués de non-émergence ou d’émergence partielle nous poussent à nous pencher plus profondément sur ce processus. L’apatridie est l’un de ces exemples de problème social qui n’a pas encore complètement émergé sur la scène internationale des droits humains, même si les raisons pour ce succès limité demeurent imprécises. Alors que les membres du public se font une assez bonne idée de ce qu’est un réfugié, et peut-être même une «personne déplacée de l’intérieur», ils sont moins nombreux à connaître ou à comprendre le concept d’apatridie. Pourtant, d’aucuns estiment que l’apatridie présente des caractéristiques qui devraient lui permettre d’émerger facilement en tant que question: par exemple, elle est associée à des instruments juridiques internationaux et des normes existantes en matière de droits humains, de même qu’à l’observation du mauvais traitement de certaines populations vulnérables.

L’apatridie a d’ailleurs connu une période d’émergence partielle ces dernières années, après avoir traversé une longue période de négligence. L’UNHCR a récemment donné priorité à l’apatridie en tant que pilier budgétaire, tandis qu’une réunion ministérielle tenue à Genève en 2011 a marqué un tournant en renforçant et en élargissant les engagements de la Convention de 1951 relative aux réfugiés et la Convention de 1961 relative à la réduction de l’apatridie. Les organisations internationales et les ONG (en particulier Refugees International et l’Initiative pour la justice de l’Open Society) référencent de plus en plus fréquemment l’apatridie comme une question majeure dans le domaine des droits humains et la rapprochent d’autres problématiques telles que le déplacement forcé et le changement climatique. Malheureusement, l’apatridie n’a pas encore suscité suffisamment d’attention de la part du grand public ou n’est pas devenue suffisamment «commune» pour que les grandes ONG de défense des droits de l’homme puissent en faire le sujet principal d’une de leurs campagnes. Dans de nombreux cas, l’apatridie est rabaissée au rang de problème national et interne.

Après avoir étudié les données recueillies au cours d’entretiens avec 21 responsables de grandes ONG humanitaires et de défense des droits humains aux États-Unis, j’aurais tendance à affirmer que l’apatridie n’as pas encore pleinement émergé comme question, et ce, en raison de trois grandes faiblesses. Premièrement, l’apatridie est victime de sa propre nature complexe et juridique. Il est difficile de reconstituer le «tableau» de l’apatridie, en raison du manque d’images convaincantes associées spécifiquement à l’absence de nationalité, mais aussi parce qu’il est difficile de comprendre pourquoi les gens deviennent apatrides et comment ce phénomène peut être éliminé. Deuxièmement, l’apatridie ne parvient pas à franchir l’étape de la reconnaissance en tant que question car elle manque de solutions crédibles au niveau mondial. Troisièmement, la résolution du problème se heurte souvent à un manque de volonté politique, l’apatridie étant intrinsèquement liée à la question délicate de la souveraineté des États.

Bien que l’apatridie se heurte à ces obstacles qui l’empêchent d’émerger pleinement en tant que question, elle présente aussi le potentiel d’être l’objet de futurs efforts de mobilisation. Pour ce faire, il faudra d’abord que l’apatridie devienne compréhensible pour le grand public. La plupart des approches visent principalement des segments spécialisés de la population (tels que les responsables politiques, les universitaires et les militants qui s’intéressent déjà aux questions relatives à la nationalité) plutôt que le public au sens large. Pour qu’il y ait une véritable émergence de l’apatridie, il faudrait que la question atteigne le gros du public sous des formes plus accessibles, par exemple sous forme de films et de reportages dans les grands médias, pour commencer. Il semble d’ailleurs que la seule fois où la plupart des gens aient été mis en face de la question de l’apatridie, c’était en regardant le film de 2004 «Le Terminal», dans lequel un voyageur se retrouve coincé dans l’aéroport JFK de New-York, devenant momentanément apatride de facto en raison d’un coup d’État dans son pays d’origine.

En outre, pour les personnes souhaitant mobiliser d’autres personnes au sujet de l’apatridie ou les recruter dans leur organisation, il est primordial de résoudre le problème de l’absence de solutions mondiales, en s’appuyant sur les cadres juridiques existants (notamment les Conventions de 1954 et 1961 relatives à l’apatridie) pour élaborer et mettre en œuvre un plan d’action décisif visant à éradiquer l’apatridie. Il s’agit d’une vision ambitieuse mais pas impossible: au contraire de nombreuses autres questions, telles le déplacement interne, l’apatridie fait déjà partie du mandat de plusieurs acteurs de la communauté internationale, ce qui est un bon point de départ. De plus, la conduite de recherches et le partage d’informations, par exemple, pourraient permettre d’élaborer des outils utiles pour faire appliquer la législation à tous les niveaux du gouvernement. Toutefois, il est important de pondérer les tentatives d’élaboration de solutions mondiales en gardant à l’esprit que le phénomène de l’apatridie se produit pour une variété de raisons à travers le monde, si bien qu’un plan d’action «taille unique» serait trop simpliste pour fonctionner. Par conséquent, il serait bon de compléter le cadre international défini par l’ONU par des recherches, des solutions et des activités de plaidoyer locales. Enfin, pour combattre l’absence de volonté politique, les militants doivent concentrer leurs efforts sur la sensibilisation du public (comme décrit plus haut), encourager l’organisation des populations apatrides elles-mêmes et inciter les gouvernements et les organisations internationales à prendre la question en main.

Pour les militants qui désirent propulser le problème de l’apatridie au rang de priorité mondiale, une bonne compréhension des problématiques traitées ci-dessus pourrait faire la différence entre le succès et l’échec.

 

Lindsey Kingston lkingston54@webster.edu est professeure-assistante en droits humains internationaux à la Webster University de Saint Louis, dans le Missouri, et directrice adjointe de l’Institut pour les droits humains et les études humanitaires www.webster.edu/humanrights.

 

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