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Les facteurs qui influencent la prise de décision de ceux qui fuient l’Amérique centrale

Fin 2015, j’ai mené des entretiens avec des Centraméricains qui vivaient dans un refuge à Ciudad Ixtepec, une ville dans le sud du Mexique, et avec des Salvadoriens qui avaient été expulsés du Mexique et se trouvaient dans un centre pour rapatriés à Santa Tecla au Salvador. Ils avaient tous fui le Triangle du nord de l’Amérique centrale (NTCA)[1] à cause de la violence criminelle et de l’insécurité. Les entretiens ont permis de découvrir la réflexion qui, en arrière-plan, a pu motiver leur décision de fuir, et de mieux comprendre, premièrement pourquoi bien souvent une fuite à l’intérieur du pays d’origine n’est pas une option viable, et deuxièmement de quelle manière la législation relative à l’asile peut modifier les décisions au cours de la fuite[2].

Les personnes interrogées avaient été confrontées à des niveaux de danger légèrement différents, en fonction des types de menaces vécues et du moment où elles se sont décidées à s’enfuir, et ces variations semblent avoir entrainé des schémas de mobilité différents[3]. Certains des incidents vécus se traduisaient par des risques immédiats, notamment des tentatives de meurtre, des agressions physiques graves et des menaces de mort crédibles. D’autres concernaient un risque imminent, notamment une menace de mort si la personne refusait de faire quelque chose ou échouait à le faire, par exemple, si elle refusait de s’enrôler dans une bande ou ne parvenait pas à payer le montant extorqué. Certaines personnes ont fui dans l’urgence pour éviter un risque immédiat suite à des menaces de mort crédibles ou pour se soustraire à une tentative d’assassinat, alors que pour d’autres, il s’agissait davantage d’une mesure de précaution face à un risque imminent de représailles et de violence. « Les bandes veulent que je travaille avec elles. Ma famille dit que je ne suis pas en sécurité si je reste ici[4] ». D’autres se sont déplacés de manière préventive afin de se prémunir contre des risques futurs. 

Pourquoi la migration interne ne fonctionne pas ou n’est même pas tentée

La situation d’insécurité généralisée dans l’ensemble du Triangle du nord de l’Amérique centrale signifie que de nombreuses personnes en danger ne considèrent pas la relocalisation dans leur propre pays comme une option viable. Parce que les États sont incapables de fournir une protection ou une aide à la réinstallation, les relocalisations à l’intérieur du pays d’origine sont habituellement précaires et bien souvent vouées à l’échec ; l’absence d’une présence effective de l’État a permis aux acteurs non étatiques d’usurper le contrôle sur le territoire et d’agir en toute impunité à travers l’ensemble de la région. Des personnes originaires des trois pays du Triangle du nord qui s’étaient d’abord déplacées à l’intérieur de leur propre pays avant de le quitter ont expliqué qu’elles avaient rencontré les mêmes problèmes et la même insécurité suite à leur relocalisation interne – ce qui les avait alors poussées à migrer au-delà des frontières nationales.

Ceux qui avaient fui un risque immédiat, comme une tentative d’assassinat, ont indiqué que du fait des réseaux de communication dont disposent les bandes, les menaces dont elles faisaient l’objet et le sentiment d’insécurité personnelle s’étaient encore accrus après leur fuite à l’intérieur de leur pays : « C’est la même chose partout, et ils savent où vous allez. Il vaut mieux quitter le pays ». Ceux qui couraient un danger imminent ont également expliqué que leur fuite à l’intérieur du pays avait été vaine. Bien souvent, le déplacement interne ne suffit pas du fait de l’étendue du champ d’action de ces groupes criminels et de leurs réseaux de communication. Ceux qui ont décidé de quitter leur pays ont expressément pris cette décision à cause du danger couru dans leur pays d’origine, du niveau des risques auxquels ils faisaient face et de l’incapacité de l’État à assurer leur protection. Le déplacement interne, tout comme la fuite dans un autre pays du Triangle du nord, peut également augmenter les risques encourus par un individu. Si une personne fuit un quartier contrôlé par une bande pour se réinstaller dans un autre quartier contrôlé par une bande rivale, elle risque d’être menacée par les deux groupes, même si elle n’est affiliée à aucun des deux, ou par n’importe quel autre groupe. De même, si une personne s’installe dans une zone neutre, mais qu’elle doit traverser le territoire de l’une des bandes pour visiter sa famille ou se rendre sur son lieu de travail, elle augmente ses risques : « Je me suis déplacé d’un quartier à un autre, et pour rendre visite à ma mère, je devais retourner dans le premier quartier. Il m’était impossible de me déplacer – les bandes et les menaces étaient exactement identiques – d’autant plus que je m’étais déplacé ». 

Même s’il est vrai que bénéficier d’un capital social – des réseaux et des relations – dans le lieu de destination peut constituer une aide lors d’une relocalisation interne[5], aucune des personnes interrogées n’a cité l’absence de capital social comme obstacle à une fuite interne réussie. À l’inverse, elles ont mentionné deux obstacles significatifs : le manque de contrôle de la part de l’État, qui a entrainé l’omniprésence et le contrôle des bandes sur le territoire, et l’incapacité de l’État d’intervenir de manière effective pour assurer la protection des personnes forcées de se réinstaller à l’intérieur du pays.   

Certaines personnes qui n’avaient pas fait l’objet de violence effective ou reçu de menaces de violence n’ont pas tenté de se réinstaller à l’intérieur de leur pays avant de le quitter, mais sont parties à l’étranger de manière préventive afin d’éviter l’extorsion ou la dégradation de la sécurité au niveau local. Une famille salvadorienne s’était déplacée avant de commencer à payer et de se soumettre au racket en expliquant : « Je ne pouvais pas payer, parce que si on paie une fois, il faut payer pour toujours – ou finir les pieds devant ». Dans l’ensemble, la raison qui sous-tend leur migration hors du pays est la faillite de l’État, incapable d’assurer leur protection dans leur pays d’origine. La moitié des membres de ce groupe avaient des relations sociales et des réseaux dans le pays de destination prévu, et cela semble avoir déterminé leur choix de destination, mais sans réellement influencer leur décision initiale de quitter le pays.

Comment l’information et le respect des droits influencent le trajet

Les personnes interrogées n’avaient préalablement à leur départ que très peu conscience de ce qu’est le droit d’asile ou ne savaient pas qu’il pouvait s’appliquer à leurs circonstances. Dans les refuges pour migrants dans lesquels ils s’arrêtent en cours de chemin, ceux qui se déplacent à travers le Mexique obtiennent des informations variées sur leurs droits. Toutes les personnes présentes dans le refuge où j’ai mené les entretiens avaient été informées pendant leur entretien initial d’enregistrement de leur droit de demander l’asile. Beaucoup d’entre elles ont exprimé leur surprise en entendant parler d’une protection de ce type et en apprenant qu’elle pouvait s’appliquer à eux. Un Salvadorien m’a dit : « Je n’avais jamais imaginé que nous avions le droit de vivre en sécurité ».

Un tiers des personnes interrogées qui avaient fui des menaces de mort ou des recrutements forcés ont décidé de demander l’asile au Mexique, changeant ainsi leur projet migratoire en apprenant l’existence de ce droit pendant leur transit. Pour certains d’entre eux sans capital social et sans destination spécifique qui fuyaient une mort certaine, le processus de prise de décision est devenu évident et ils n’ont cité qu’un seul facteur : « J’ai entendu parler du droit d’asile ». Une personne interrogée a entièrement changé ses plans après avoir été informée qu’elle avait le droit de demander l’asile. Son plan initial consistait à emmener son beau-fils de 15 ans aux États-Unis pour éviter le recrutement forcé et les menaces de mort, et il pensait retourner ensuite au Honduras pour s’occuper de sa famille. Il me confirma : « Nous sommes arrivés ici à Ixtepec et ils nous ont parlé du droit d’asile, quelque chose dont je n’avais jamais entendu parler. J’ai l’intention de rentrer pour chercher ma famille et pouvoir demander l’asile avec eux tous ». Il est évident que cette absence d’information sur l’asile est un obstacle à la protection, et que le droit de demander l’asile pourrait être un facteur dans les décisions de migration s’il était plus généralement connu dans les pays d’origine.

Même s’ils réalisent qu’ils pourraient avoir un motif valable pour demander l’asile, il n’en reste pas moins que certains migrants préfèrent demander un visa humanitaire (un type de visa destiné aux migrants qui ont été victimes ou témoins d’un crime pendant qu’ils se trouvaient au Mexique, et, en théorie du moins, un visa auquel les demandeurs d’asile peuvent prétendre[6]) soit de manière à régulariser leur présence au Mexique, soit pour leur permettre de voyager en toute sécurité à destination des États-Unis à travers le Mexique. Pour ceux qui ont décidé de rester au Mexique, cette décision était influencée principalement par le refus général des autorités mexicaines d’accepter des demandes à la fois d’asile et de visa humanitaire, ce qui signifiait que les demandeurs devaient choisir entre l’une ou l’autre option. Ainsi, même en ayant reçu des informations sur la protection humanitaire et sur leurs droits, mon étude suggère que de nombreux migrants préfèrent ne pas déposer de demande au Mexique même s’ils sont conscients de leur admissibilité potentielle. 

Ceux qui avaient de la famille ou des amis dans une ville spécifique de destination étaient moins enclins à modifier leurs plans pendant leur transit, démontrant ainsi l’importance du capital social comme facteur dans le processus de prise de décision.

Réflexions finales

Les entretiens indiquent que des incidents entrainant un risque immédiat ou imminent jouent un rôle de catalyseur lorsque les personnes décident de quitter leur lieu de résidence, mais que ce sont des facteurs structurels – et notamment la faillite de l’État et son incapacité de garantir la protection des personnes dans le pays d’origine – qui les poussent à migrer à l’extérieur de leur pays. Trois facteurs structurels étroitement associés motivent la fuite au-delà des frontières : l’omniprésence de la criminalité organisée à travers l’ensemble de la région, la perte de contrôle de l’État qui entraine l’usurpation par les groupes organisés du contrôle sur les territoires nationaux, et l’absence d’intervention de l’État lorsque les personnes sont obligées de se réinstaller à l’intérieur du pays. Le capital social et la prise de conscience de ses propres droits peuvent influencer les décisions en cours de route et déterminer la destination finale d’une personne, mais les contrôles et les politiques migratoires n’ont que peu d’emprise sur la prise de décision lorsque les facteurs qui poussent les gens à fuir sont aussi graves et que la fuite est aussi urgente.

 

Vickie Knox V.Knox@london.ac.uk
Enseignante associée, Refugee Law Initiative, et doctorante, School of Advanced Study, Université de Londres www.sas.ac.uk



[1] Également désigné de nos jours par les termes « nord de l’Amérique centrale ».

[2] Thèse de doctorat financée par l’intermédiaire du Arts and Humanities Research Council.

[3] Alors que les menaces de mort touchaient des individus de tous les âges de 16 à 50 ans, ceux qui fuyaient le recrutement forcé ou l’engagement dans les activités des bandes criminelles étaient tous des adolescents ou de très jeunes adultes (moins de 25 ans), et ceux qui fuyaient le racket et l’extorsion avaient 25 ans ou plus, et parmi eux se trouvait une famille entière. Cela semble suggérer que certaines activités touchent plus défavorablement certains groupes démographiques, mais peut aussi indiquer que certains groupes ont une tolérance moindre face à un degré apparemment similaire de danger, induisant en conséquence différents schémas de mobilité. Par exemple, les familles tendent à se déplacer de manière préventive même lorsque confrontées à des risques relativement moins élevés de racket et d’extorsion. 

[4] Toutes les citations proviennent d’hommes originaires du Salvador, du Guatemala ou du Honduras, âgés de 19 à 46 ans, certains accompagnés de leur famille comprenant des mineurs.

[5] Cantor D J et Rodríguez Serna N R (Eds) (2016) The New Refugees: Crime and Displacement in Latin America, Ch 3.

[6] Loi sur la migration du Mexique (2011) Art.52.V.a, prévoit la délivrance d’un visa humanitaire à l’intention des ressortissants étrangers qui ont été victimes ou témoins d’un crime alors qu’ils se trouvaient sur le territoire mexicain et à l’intention des demandeurs d’asile, mais cette dernière disposition n’est pas permise dans la pratique ; voir Human Rights Watch (2016) Closed Doors: Mexico’s Failure to Protect Central American Refugee and Migrant Children www.hrw.org/report/2016/03/31/closed-doors/mexicos-failure-protect-central-american-refugee-and-migrant-children et Crisis Group (2016) Easy Prey: Criminal Violence and Central American Migration, Latin America Report N° 57.
www.crisisgroup.org/latin-america-caribbean/central-america/easy-prey-criminal-violence-and-central-american-migration

 

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