Comprendre les effets psychologiques de traite sexuelle afin de guider la mise à disposition de soins

Ceux qui assistent les survivantes de traite ne doivent pas se focaliser uniquement sur la mise à disposition de services, mais doivent aussi renforcer la capacité des survivantes à s’impliquer dans le traitement et le soutien.

Lorsqu’elles sont victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle, les femmes sont soumises à une violence physique, sexuelle et psychologique extraordinaire qui, non seulement les expose vivement à des risques de manifester des troubles physiques à court terme, mais aussi des troubles mentaux permanents susceptibles d’altérer profondément leur capacité à fonctionner en société. Les survivantes peuvent avoir à faire face à la contamination par le VIH, souffrir de problèmes gynécologiques, tomber dans l’alcool et la drogue et souffrir des effets prolongés de traumatismes physiques. Les impacts sur leur santé mentale peuvent inclure l’anxiété, la dépression, l’automutilation et le syndrome de stress post-traumatique (SSPT).

L’exploitation violente peut également entrainer chez les survivantes une méfiance à l’égard des individus et des institutions de santé, ce qui peut sérieusement entraver la dispensation de soins. La traite à des fins sexuelles fait obstacle à la prise en charge et aux soins en détournant la relation de confiance et de sécurité de la survivante. Les survivantes comptent sur leurs trafiquants pour obtenir de la nourriture et être hébergées et, en échange, elles doivent travailler et ce travail implique des violences sexuelles et le recours à la coercition. Ainsi, la main qui nourrit, offre un hébergement et promet la sécurité est aussi la main qui inflige les sévices et persécute.

Cette rupture sévère des relations d’attachement peut avoir un impact significatif sur les survivantes – perturbant leur estime de soi et affectant leur capacité à quitter une situation d’exploitation, à se reconstruire émotionnellement et à engager le dialogue avec les prestataires de services. Après des périodes d’isolation imposée, de perte d’autonomie et d’asservissement forcé, les survivantes disent se sentir impuissantes et désespérées, elles éprouvent des difficultés à réaliser des tâches quotidiennes, elles ont honte de leurs passé de victime et elles ressentent de la colère par rapport aux opportunités d’éducation ou de formation professionnelle qu’elles n’ont pas pu avoir. Beaucoup se sentent perdues dans leur quête personnelle d’identité et de sens. Contrôler des émotions et des relations interpersonnelles difficiles peut s’avérer un défi. En un mot, les effets de la traite à des fins sexuelles ont des impacts d’une grande portée, ils sont divers, profonds et souvent mal compris. Les signes et symptômes de détresse psychologique peuvent également échapper aux catégories habituelles de diagnostic et se manifester sous forme d’expressions culturelles de détresse. Les systèmes de prise en charge qui tiennent suffisamment compte de ces expériences ont de bien plus grandes chances de succès[1].

La feuille de route du SSPT complexe

Recourir à un diagnostic traditionnel de SSPT comme moyen de décrire la détresse ressentie, et ensuite d’orienter le traitement ne suffit pas, et peu s’en faut, à rendre compte des effets à long terme d’un traumatisme aussi invalidant. À sa place, le « SSPT complexe » a été développé comme cadre de référence afin de comprendre les effets d’un traumatisme complexe – un traumatisme prolongé, répété et interpersonnel dans sa nature-même et auquel il n’est pas possible d’échapper du fait de contraintes physiques, psychologiques, de maturité, environnementales ou sociales. Parmi les exemples couramment admis de traumatisme complexe figurent la maltraitance des enfants, la violence domestique, la traite sexuelle et les autres formes modernes d’esclavage, les situations de génocide ou les campagnes de torture organisées. Le SSPT complexe inclut les symptômes fondamentaux propres au SSPT (répétition de l’événement, évitement ou émoussement émotionnel et hypervigilance) ainsi que des perturbations au niveau du contrôle de l’émotion, des relations interpersonnelles, de la conception de soi, de la prise de conscience et des systèmes de signification[2].Il est admis que le SSPT complexe est la manière la plus exacte de décrire les perturbations profondes du fonctionnement psychologique vécues par les survivantes de traite sexuelle[3].

Comment incorporer une approche guidée par le traumatisme complexe

En intégrant une compréhension du traumatisme complexe à leur approche, les cliniciens et les travailleurs humanitaires peuvent développer des capacités leur permettant de combler l’écart entre besoin et engagement. Plusieurs étapes peuvent aider à y parvenir :

Avoir conscience qu’apporter une réponse aux besoins non satisfaits d’une survivante influence les conditions de son rétablissement : la prise en charge de sa sécurité matérielle, alimentaire, et plus généralement, des besoins de santé d’une victime conditionne sa guérison psychologique.

Incorporer des éléments de traitement avéré : l’intégration de principes provenant du modèle cognitif du SSPT peut améliorer la prestation de service. Cette approche est ancrée dans l’idée que l’auto-évaluation et l’évaluation de la place que l’on occupe dans le monde jouent un rôle important dans la persistance ou la rémission des symptômes du traumatisme. Il a été démontré, par exemple, que le fait de s’accuser soi-même pour des événements négatifs de sa vie empêche le rétablissement. Il est possible d’intégrer au programme un enseignement psychologique sur les effets de la violence sexuelle – plus particulièrement pour comprendre les stratégies déployées par les auteurs pour isoler la victime et diminuer sa perception de sa propre valeur. Il faut également envisager d’incorporer une thérapie interpersonnelle (TIP), un traitement avéré reposant sur l’établissement de liens entre les événements de l’existence (deuil, conflit interpersonnel, transitions de rôle et/ou isolement social) et les symptômes d’anxiété. La TIP aide les individus à acquérir des compétences qui leur permettent de lutter contre l’impuissance et le désespoir, même dans des situations d’adversité extrême[4]. Ce traitement est recommandé dans le Guide d’intervention humanitaire mhGAP de l’OMS/HCR comme un traitement efficace de première intention pour la dépression qui peut être dispensé par des agents communautaires formés et encadrés, et non des professionnels de la santé mentale, dans des pays à revenu faible et intermédiaire[5].

Développer une sensibilisation aux interactions de déclenchement et incorporer des opportunités de choix et d’autonomie : il est possible que la relation devienne tendue lorsqu’un clinicien bien intentionné introduit un cadre juridique ou un programme perçu comme l’imposition d’un contrôle ou d’une privation de droits. Par exemple, des conversations à propos d’une parentalité sûre et efficace peuvent avoir l’effet inverse si elles sont menées sur un ton punitif ou trop autoritaire. De la même manière, des interventions portant sur le sujet d’une violence auto-infligée ou infligée à autrui peuvent être particulièrement difficiles. Une relation de confiance peut tout à coup s’effondrer si un prestataire de soins évoque le souvenir d’un trafiquant en limitant la liberté ou l’autonomie. Dans ce type de circonstances, les prestataires de soins doivent garder à l’esprit que la perte de volonté et les sentiments de crainte qui s’ensuivent peuvent déclencher de l’anxiété, voire même un syndrome dissociatif chez les survivantes, par association avec un événement vécu et similaire qui a été le signal d’une agression ou d’un dommage imminent.

Réaliser que le rejet du traitement peut être un moyen de communiquer la détresse : les moments où, nous nous sentons inutiles en tant que prestataire de soins, ou pendant lesquels une survivante se désengage ou rejette un travail ou des objectifs fixés, sont précisément les moments où nous devons faire une pause et réfléchir à ce qui se passe. Demandez-vous s’il est possible de comprendre cette interaction à la lumière des antécédents traumatiques de la survivante. Il peut être également utile de demander son opinion à un·e collègue. Par exemple, un projet d’hébergement ou une exigence éducative particulière peut sembler logique, et même nécessaire, du point de vue du programme, mais ils peuvent donner à une survivante d’exploitation sexuelle l’impression de se trouver piégée dans quelque chose qu’elle n’accepte pas. Il se peut qu’une survivante résiste à l’idée de participer à des cours ou à une formation professionnelle. Il faut alors se demander s’il se peut que ce type de situations contribue à réveiller des sentiments de déception, d’irritabilité ou de culpabilité liés aux opportunités et au temps perdus du fait de la traite ; il faut prendre le temps de faire preuve d’empathie et résoudre les problèmes de manière collaborative afin d’aider les survivantes à prendre les mesures nécessaires qui leur permettent de s’impliquer dans les soins.

Renforcer le soutien social : le recours stratégique à la maltraitance et l’isolation forcée imposée par les trafiquants entrainent la honte, ainsi que l’apprentissage de l’impuissance et de la méfiance. Il ne faut donc pas surestimer les effets de la participation à des groupes de soutien entre survivantes. La validation, le lien émotionnel et le soutien pratique qu’apportent d’autres victimes, ainsi que les chefs de groupe, encouragent les femmes à explorer la possibilité de compter sur l’entraide et l’attachement. Les groupes de parents permettent aux survivantes de faire l’expérience du soutien que leur apportent d’autres mères et de faire part de ce qu’elles ressentent dans un environnement sécurisant, ainsi que d’obtenir des informations et des orientations. Les chefs des groupes de parents peuvent accorder une attention toute particulière à la prise en charge des situations susceptibles de « déclencher » des sentiments de vulnérabilité ou une cascade de symptômes récurrents, comme par exemple lors d’interactions avec les enfants. En travaillant sur ces moments au sein du groupe, les mères peuvent se sentir mieux comprises et mieux préparées à gérer leurs responsabilités parentales, et potentiellement, se sentir plus confiantes pour tisser des liens intimes avec leurs enfants.

Aborder le traumatisme par procuration : les effets isolants et paralysants du traumatisme peuvent être transmis aux soignants. Les prestataires de soins doivent mettre en place un groupe de consultation et apporter une supervision adéquate à leur personnel. Ils doivent également envisager d’établir un système de direction conjointe des groupes de soutien. Cela permet une réflexion et une supervision du personnel par leurs pairs, tout en réduisant l’épuisement professionnel qui accompagne tout travail indépendant et le poids des récits supportés seul·e.

Envisager la recommandation de l’OMS/HCR d’inclure la santé mentale dans les soins de santé primaire : le Guide d’intervention humanitaire mhGAP exhorte les acteurs humanitaires à inclure de manière routinière les programmes de santé mentale dans les soins primaires[6]. Les prestataires de soins doivent envisager de placer des professionnels de santé mentale dans les établissements de soins primaires et les maternités. Même en cas de besoins de soins gynécologiques ou obstétriques, les survivantes d’exploitation sexuelle peuvent se soustraire aux consultations gynécologiques ou anténatales de routine car ces examens sont une source d’anxiété. Les médecins qui travaillent dans ce domaine se trouvent dans une position privilégiée de pouvoir aider les survivantes à associer les soins médicaux à une expérience positive, et les établissements de santé maternelle sont l’endroit idéal pour organiser des groupes de parents.

 

Jennifer McQuaid jmcquaidphd@gmail.com
Enseignante clinique, Centre Yale de médecine pour demandeurs d’asile ; Chercheuse affiliée, Laboratoire international en santé mentale, Formation d’enseignants, Université Columbia https://medicine.yale.edu/intmed/genmed/asylum/

 

[1] Cet article s’appuie sur l’expérience de l’auteure avec des survivantes de violence sexiste, principalement des femmes et des enfants, au cours d’une période de 12 années de travail au Sanctuaire pour les familles de New York City. https://sanctuaryforfamilies.org

[2] Cloitre M, Courtois C A, Charuvastra A, Carapezza R, Stolbach B C et Green B L (2011) « Treatment of Complex PTSD: Results of the ISTSS Expert Clinician Survey on Best Practices », Journal of Traumatic Stress 24 (6): 615–627 https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/jts.20697

[3] Levine J (2017) « Mental health issues in survivors of sex trafficking », Cogent Medicine 4:1278841
http://dx.doi.org/10.1080/2331205X.2017.1278841

[4] Organisation mondiale de la Santé et Université Columbia (2016) Groupe de thérapie interpersonnelle (TIP) pour la dépression mhGAP www.who.int/mental_health/mhgap/interpersonal_therapy/en/

[5] Organisation mondiale de la Santé (2015) Guide d’intervention humanitaire mhGAP bit.ly/mhGAP-FR

[6] Ventevogel P, van Ommeren M, Schilperoord M et Saxena S (2015) « Improving mental health care in humanitarian emergencies », Bulletin of the World Health Organization 93: 666–666A https://doi.org/10.2471/BLT.15.156919

 

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