Le recours au contentieux civil au nom des survivants de la traite : une nouvelle approche de la responsabilité?

Les poursuites pénales pour les délits de traite ont une portée toute limitée. Le contentieux civil pourrait constituer un moyen de parvenir à la justice et à la reconnaissance de la responsabilité dans un cadre juridique qui placerait la victime au cœur de la procédure et prendrait en compte le traumatisme vécu.

Comparé au nombre de personnes que l’on estime avoir fait l’objet de traite, le nombre de poursuites pénales pour délit de traite est excessivement bas. À l’échelle internationale, il y a eu, en 2018, à peine plus de 11 000 poursuites, et seulement 4 % d’entre elles concernaient une traite liée à un trafic de main-d’œuvre[1]. Malgré l’existence d’un cadre juridique relatif à la traite et de sa ratification étendue, dans de nombreuses parties du monde, l’approche fondée sur la justice pénale n’a pas été à la hauteur de sa double tâche qui est de prévenir la traite et de protéger les victimes. Lorsque les poursuites pénales ne sont pas envisageables, le contentieux civil peut faire respecter les droits des victimes et exiger des auteurs de la traite qu’ils rendent des comptes. Plutôt qu’un simple substitut aux poursuites pénales, une stratégie de contentieux civil au nom des victimes constitue une approche radicalement différente.

Différences structurelles entre action civile et pénale

Le contentieux civil permet à la victime de traite de recouvrer des dommages-intérêts compensatoires pour la perte, le préjudice et le tort causés. Dans certaines juridictions, les tribunaux peuvent également attribuer des dommages punitifs afin d’infliger une responsabilité financière aux auteurs de la traite et les dissuader d’actes similaires. Toutefois, la différence la plus importante entre les cas civils et pénaux réside dans le fait que, dans le contexte civil, le processus juridique est engagé par la victime. L’action civile fonctionne dans un cadre juridique plus réactif que celui régissant les poursuites pénales lorsqu’il s’agit des objectifs et intérêts des victimes de traite. L’objectif principal des poursuites en matière de traite est souvent d’obtenir une condamnation assortie d’une longue peine d’emprisonnement, mais le processus à travers lequel les procureurs obtiennent une condamnation peut se faire aux dépens des victimes. Par exemple, certaines autorités ont pu être amenées à détenir temporairement des victimes de traite afin de les contraindre à témoigner[2]. Les victimes peuvent avoir différentes raisons de ne pas coopérer avec les autorités, mais, même lorsqu’elles sont d’accord pour témoigner, le fait de comparaitre devant un tribunal peut être pour elles une épreuve stressante et traumatisante ; en outre les résultats de la justice punitive, comme les longues peines d’emprisonnement, ne correspondent pas toujours à ce que les victimes entendent par « justice ». Des victimes, qui elles-mêmes peuvent risquer des poursuites pénales ou la déportation du fait de leur implication dans des activités de prostitution ou de leur statut migratoire irrégulier, peuvent estimer que le recours à un système de justice pénal n’est pas dans leurs intérêts. Les victimes peuvent, par exemple, vouloir des résultats substantiels – comme un logement et un emploi stables – qui ne sont pas obtenus par le biais de poursuites pénales parce que ces mesures de réparation ou dédommagements sont rarement ordonnées dans le contexte pénal[3]. En fin de compte, étant donné que dans les cas civils la norme de preuve exigée est moins élevée, les victimes de traite ont plus de probabilité d’obtenir gain de cause dans le cadre d’un contentieux civil.

Une approche centrée sur la victime et qui tient compte du traumatisme infligé

Kendra Ross, une survivante de traite et de travail forcé, a déposé une plainte civile devant le tribunal de district du Kansas, accusant l’auteur de la traite, le chef de file d’une secte nationale, de l’avoir forcée à travailler plus de 40 000 heures sans aucune compensation, et ce depuis qu’elle avait à peine 12 ans[4]. Kendra Ross a obtenu plus de 8 millions de $US en réparation et dommages, le montant le plus élevé jamais accordé à une victime individuelle aux États-Unis dans un cas de traite instruit au civil. Il est important de remarquer, toutefois, que ces montants importants n’indiquent pas que la victime a effectivement reçu une compensation financière. Les auteurs de traite ont souvent des biens cachés ou inaccessibles ce qui rend très difficile d’obtenir les sommes dues auprès des condamnés. De plus, se concentrer sur les aspects pécuniaires des jugements tend à minimiser la longueur de la procédure et à dévaloriser le courage dont doivent faire preuve les victimes.

Cet exemple montre également comment les cas civils peuvent s’inscrire dans une approche centrée sur la victime et le traumatisme infligé. Betsy Hutson, l’avocate qui a dirigé l’équipe « pro bono » représentant Kendra Ross, a décrit le processus progressif nécessaire à l’instauration d’un climat de confiance[5]. Du fait de ses traumatismes antérieurs, Kendra Ross s’était montrée réticente lors des premières réunions. Ses avocats n’ont commencé à préparer sa plainte que six mois après l’avoir rencontrée et son dossier n’a été déposé qu’un an et demi après le premier entretien. Alors que le cas suivait son cours, Betsy Hutson a mis en place une approche permettant de tenir compte du traumatisme subi, approche qui a consisté à poser des questions ouvertes, faisant ainsi preuve d’empathie, et à faire continuellement le point avec Kendra sur ses objectifs et ses besoins. Le fait qu’un contentieux civil ne se poursuive que lorsque la victime est prête est une caractéristique essentielle qui est propre au contexte civil. Et du fait qu’une victime de traite prend activement part dans la procédure, le processus de demande de compensation est en lui-même une reconnaissance de son autonomie et contribue à soutenir l’évolution de ses besoins et à faciliter son rétablissement.

Le contentieux civil dans un contexte international

Même si la grande majorité des contentieux civils pour traite ont été déposés devant des tribunaux aux États-Unis, un certain nombre de cas ont également eu lieu dans d’autres pays comme l’Australie, l’Ouganda, la Belgique et Israël[6]. Contrairement aux cas pénaux, les contentieux civils impliquent principalement une exploitation par le travail plutôt que sexuelle. Le contentieux civil se prête bien aux cas de traite de main-d’œuvre pour tout un tas de raisons. Premièrement, les lois pénales sont souvent limitées en ce qui concerne la traite de main-d’œuvre et cela peut rendre la tâche des procureurs difficile pour engager des poursuites criminelles concernant les cas de traite de main-d’œuvre. Dans le contexte civil, les procureurs peuvent avoir recours à toute une gamme de cadres juridiques alternatifs existants, comme le droit de la responsabilité civile ou le droit du travail. Deuxièmement, les tribunaux peuvent se montrer réticents et hésiter à considérer que certaines circonstances d’exploitation par le travail s’appliquent au droit sur la traite de main-d’œuvre ou celui instruisant les formes d’esclavage modernes. Il est possible que dans le contexte civil, les tribunaux soient davantage habitués à des motifs de poursuite classiques tels que des plaintes pour rupture de contrat par exemple.

Le contentieux civil peut également constituer une approche particulièrement prometteuse lorsque les auteurs du délit nuisent à la bonne administration de la justice. Par exemple, en 2012, une plainte civile a été déposée devant la Haute Cour de l’Ouganda dans laquelle le plaignant, un ressortissant libanais, avait initialement été recruté pour travailler à un poste de gestionnaire. Au lieu de cela, les accusés lui avaient confisqué son passeport et l’avaient forcé à travailler sans rémunération dans des conditions cruelles et inhumaines. Lorsque le plaignant a cherché à obtenir de l’aide auprès des autorités locales, les accusés ont recouru à plusieurs services de sécurité pour le harceler[7]. Bien qu’il ait pris contact avec la Commission ougandaise des droits de l’homme et avec toute une série d’autres agences gouvernementales, le plaignant n’a jamais été en mesure de faire rendre des comptes aux auteurs de traite. En 2015, le tribunal a statué en faveur du plaignant dans une action instaurée au civil et lui a accordé des dommages punitifs supplémentaires au motif déclaré d’avoir dissuadé le recrutement de main-d’œuvre à des fins d’exploitation et l’exploitation par le travail.

Un modèle propre à renforcer l’accès à la justice

Le Human Trafficking Legal Center (HTLC), une organisation sans but lucratif basée aux USA, constitue un modèle utile pour montrer comment faire progresser les contentieux civils au nom des victimes de traite[8]. L’HTLC a formé des milliers d’avocats de cabinets juridiques internationaux. Plus important encore, HTLC joue un rôle de passerelle – une organisation qui met en relation des victimes de traite avec des avocats hautement qualifiés du secteur privé. HTLC reçoit des cas transmis par des ONG locales partenaires et d’autres organisations d’assistance directe. Il est possible que les avocats d’HTLC rencontrent d’abord les victimes pour déterminer si leur cas est admissible, avant de les renvoyer ensuite vers des avocats privés qui acceptent de les prendre en charge sur une base « pro bono ». Les avocats d’HTLC fournissent une assistance technique et peuvent également jouer le rôle de co-conseillers.

Une telle structure comporte plusieurs avantages. Premièrement, les contentieux civils peuvent prendre plusieurs années, en fonction de la nature du cas. En conséquence, instruire un cas au civil jusqu’à sa conclusion peut être incroyablement couteux. Le fait d’engager des avocats privés qui travaillent sur une base « pro bono » permet à HTLC de garantir une défense de qualité aux victimes sans qu’il leur en coûte un centime. Selon les pays, les avocats de cabinets privés peuvent se voir imposer un quota minimum d’honoraires « pro bono » – une obligation professionnelle qui peut être remplie par le biais de ce type de représentation. Une telle structure signifie également qu’HTLC peut s’occuper de cas de traite au civil tout en maintenant des frais de fonctionnement peu élevés et avec un personnel permanent peu nombreux. HTLC donne également aux avocats un accès à sa base de données qui contient plus de 400 contentieux civils déposés devant des tribunaux fédéraux aux États-Unis.

Plusieurs aspects déterminants du modèle HTLC mettent en lumière des étapes qui pourraient servir d’exemples à d’autres afin de renforcer le recours aux contentieux civils dans les cas de victimes de traite :

  • Soutenir les organisations passerelles qui jouent un rôle d’intermédiaires entre les prestataires de services directs et les avocats.
  • Former des avocats du secteur privé afin de minimiser l’impact financier qui peut être calibré sans exiger un énorme financement supplémentaire.
  • À titre d’étape initiale, faciliter l’accès aux ressources et informations au moyen d’une base de données mondiale qui rassemblerait les dépôts de dossiers de traite au civil en vue d’accumuler les connaissances pratiques nécessaires à plaider ce type de contentieux civils.

 

Le caractère transposable du modèle dépend de l’implication d’un certain nombre de parties prenantes de la société civile, notamment, une coopération efficace avec les ONG et les organisations anti-traite qui génèrent un flux régulier de cas ; l’engagement de juristes spécialistes des droits de l’homme et d’avocats du civil disposés à défendre des victimes de traite ; et le soutien de donateurs pour des organisations passerelles comme HTLC et la création d’organisations similaires ailleurs dans le monde. Il existe, toutefois, des difficultés pratiques et juridiques à l’expansion des efforts de contentieux civils. Dans d’autres pays, il est possible qu’il n’existe pas de culture établie des services « pro bono » de la part des avocats privés, comme c’est le cas aux Etats-Unis, et les lois d’autres pays ne permettent peut-être pas aux victimes de poursuivre les auteurs de traite en vue d’obtenir des dommages.

Enfin, les contentieux civils ne sont pas exempts de risques. Des avocats n’ayant pas reçu de formation adéquate risquent de soumettre les victimes à des traumatismes supplémentaires lors du processus d’enquête détaillée mené dans le cadre d’un contentieux civil. Des modes alternatifs de couverture des honoraires, notamment des dispositifs d’honoraires conditionnés aux résultats selon lesquels les avocats reçoivent un pourcentage du montant final accordé aux victimes peuvent s’avérer onéreux au point de relever de l’exploitation. Enfin, témoigner dans le cadre d’un contexte civil peut représenter un stress pour les victimes. Néanmoins, ces inconvénients ne sont pas nécessairement spécifiques aux contentieux civils et peuvent s’avérer encore plus conséquents dans le contexte pénal. Malgré ces risques, le contentieux civil mérite une place dans le cadre d’une stratégie anti-traite globale et à l’échelle internationale.

 

Henry Wu henrywu98@gmail.com
Lauréat d’une bourse Rhodes en 2020, Université d’Oxford.

En 2019, l’auteur était chargé de recherche au Human Trafficking Legal Center.

 

[1] Département d’État des USA (2019) Trafficking in Persons Report June 2019 www.state.gov/wp-content/uploads/2019/06/2019-Trafficking-in-Persons-Report.pdf

[2] Wu H et Levy A (2020) « Prosecution at Any Cost? The Impact of Material Witness Warrants in Federal Human Trafficking Cases » https://www.htlegalcenter.org/wp-content/uploads/Material-Witness-Report-FINAL-FOR-PUBLICATION_April-2020.pdf

[3] Levy A (2020) « United States Federal Courts’ Continuing Failure to Order Mandatory Criminal Restitution for Human Trafficking Victims » https://www.htlegalcenter.org/wp-content/uploads/2018-Mandatory-Restitution-Report.pdf

[4] Hauser C (2018) « Woman Trafficked by Cult Is Awarded $8 Million: ‘They Took My Childhood’», New York Times www.nytimes.com/2018/05/25/us/kendra-ross-cult-trafficking-case.html

[5] Hutson B (2018) « From Enslavement to Empowerment: A Trauma-Centered Approach to Civil Litigation » Trafficking Matters www.traffickingmatters.com/from-enslavement-to-empowerment-a-trauma-centered-approach-to-civil-litigation/

[6] https://sherloc.unodc.org

[7] El Termewy c. Awdi & 3 autres, (2015) « Jugement », Haute Cour de l’Ouganda, Kampala https://ulii.org/ug/judgment/high-court-civil-division/2015/4

[8] https://www.htlegalcenter.org

 

Avis de non responsabilité
Les avis contenus dans RMF ne reflètent pas forcément les vues de la rédaction ou du Centre d’Études sur les Réfugiés.
Droits d’auteur
RMF est une publication en libre accès (« Open Access »). Vous êtes libres de lire, télécharger, copier, distribuer et imprimer le texte complet des articles de RMF, de même que publier les liens vers ces articles, à condition que l’utilisation de ces articles ne serve aucune fin commerciale et que l’auteur ainsi que la revue RMF soient mentionnés. Tous les articles publiés dans les versions en ligne et imprimée de RMF, ainsi que la revue RMF en elle-même, font l’objet d’une licence Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification (CC BY-NC-ND) de Creative Commons. Voir www.fmreview.org/fr/droits-dauteurs pour plus de détails.