Programmation efficace de la protection communautaire : enseignements de a République démocratique du Congo

Le travail d’Oxfam auprès des communautés locales dans l’est de la République démocratique du Congo a incité cette organisation à élaborer des directives, que les autres acteurs œuvrant dans des situations semblables peuvent également suivre.

Les communautés réagissent face aux risques de manières profondément différentes tandis que leurs stratégies de protection peuvent avoir des impacts positifs ou négatifs sur la vie des personnes. En République démocratique du Congo (RDC), les stratégies positives de protection communautaire incluent le déplacement des femmes en groupe pour aller travailler les champs ou la modification des heures de déplacement. Dans plusieurs zones du Sud-Kivu, les femmes utilisent des codes pour signaler aux autres les zones qui ne sont pas considérées comme sûres ou qu’il vaut mieux éviter, par exemple en traçant une croix sur un tronc d’arbre. À Irumu, en Province Orientale, où les incursions, les violences et les pillages par les groupes armés étaient monnaie courante en 2011, les systèmes traditionnels d’alerte précoce incluaient de frapper sur des pots ou d’utiliser des sifflets dès que des personnes apprenaient que les bandits s’approchaient.

Dans de nombreux cas, les membres des communautés travaillent avec les autorités locales pour trouver des solutions aux menaces posées à la protection[1]. Dans une communauté du Sud-Kivu, les autorités ont interdit la vente d’alcool avant midi après que des femmes avaient signalé que la consommation d’alcool contribuait aux violences conjugales et aux conflits communautaires. Dans une autre communauté, après que des affaires de vol d’animaux avaient accentué les tensions dans la région, les autorités locales ont accepté d’établir une commission (dans laquelle siégeaient le vétérinaire local et un chef traditionnel) pour garantir la vérification systématique de la documentation du bétail en vente au marché local et dans les abattoirs. Enfin, dans une autre communauté, les autorités ont apporté leur appui à la population pour négocier une réduction des amendes infligées lorsque des membres de cette communauté manquaient de régler la « taxe de sécurité » imposée à la population par un groupe armé.

D’autres stratégies d’action communautaire peuvent engendrer de nouvelles menaces ou avoir des répercussions négatives sur tout ou partie de la communauté. Les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC, l’armée nationale) ne sont pas présentes dans de nombreuses régions, ce qui a incité les communautés à créer des groupes locaux d’autodéfense qui patrouillent la nuit. Cependant, les membres de ces groupes risquent souvent d’être attaqués et ils ont également été impliqués dans des cas de mauvais traitements, y compris des cas d’arrestation et de détention arbitraires, d’imposition d’amendes illégales et de torture de détenus. Certains quittent même leur communauté pour constituer eux-mêmes des groupes armés, aggravant ainsi un problème plus global.

Les personnes s’acquittent souvent de plusieurs taxes illégales afin de ne pas s’exposer à de plus grands risques de mauvais traitements. On peut citer par exemple les personnes qui, après avoir été arrêtées, doivent payer elles-mêmes leur transport jusqu’au poste de police et les victimes de violences sexuelles forcées de payer pour obtenir un certificat médical.

Dans les cas de violences sexuelles, une réponse courante consiste à organiser le mariage forcé de la victime à son violeur. Bien qu’en RDC les violences sexuelles soient perpétrées majoritairement par les groupes armés ou les FARDC, des enquêtes ont révélé que, dans la plupart des cas de violences sexuelles contre des femmes ou des filles, le coupable était connu de la victime. Même si le mariage forcé est aujourd’hui illégal, cette pratique se poursuit par coutume, par ignorance de la loi et en raison de l’impunité généralisée. Les membres des communautés du Sud Kivu ont cité comme justifications la crainte des parents qu’il ne soit plus possible de marier leur fille après qu’elle a été violée ou encore la pauvreté qui pousse les familles à accepter une dot de la part du violeur plutôt que d’entamer des poursuites en justice (dont l’aboutissement est incertain et qui peuvent impliquer également de couvrir les frais de transport du violeur et de la victime jusqu’au tribunal).

Pragmatisme face aux menaces

Certaines stratégies ne peuvent pas être définies comme simplement « positives » ou « négatives » : elles peuvent être positives pour un groupe au sein d’une communauté mais négatives pour un autre. Dans certaines communautés, les hommes qui se rendent au marché risquent d’être torturés et tués lorsqu’ils passent par les postes de contrôle ; des familles au confié avoir choisi consciemment d’envoyer les femmes vendre leurs produits au marché plutôt que les hommes, même si les femmes s’exposaient ainsi à des risques de violences et d’agressions sexuelles, car elles jugeaient qu’il s’agissait d’un risque plus acceptable. D’autres communautés ont entamé des pourparlers formels avec les groupes armés afin de trouver des solutions aux problèmes de protection en l’absence des FARDC : certaines ont conclu des accords pour donner de l’argent ou de la nourriture à ces groupes afin de ne pas subir de mauvais traitements, quoique cette stratégie ne permette pas d’éliminer totalement les menaces puisqu’elle aboutit souvent à des accusations de complicité et de mauvais traitements par les FARDC.

Le déplacement est une stratégie courante en RDC en réponse aux menaces imminentes ou en tant que mesure préventive. Mais alors que les personnes déplacées peuvent trouver de nouvelles possibilités de subsistance ou bénéficier d’un meilleur accès aux services là où elles ont fui, le déplacement les soustrait également à leurs réseaux sociaux et les éloigne de ce qu’elles connaissent, ce qui peut engendrer de nouveaux risques. Les femmes et les enfants sont souvent séparés de leur mari ou de leur père et d’autres membres de leur famille au cours du déplacement, que ce soit dans le cadre d’une stratégie délibérée (« femmes et des enfants d’abord ») ou le résultat d’une certaine confusion au cours du processus de déplacement. Pour empêcher une telle séparation, certains parents de Masisi, dans le Nord-Kivu, ont commencé à transporter une longue corde qu’ils peuvent attacher à leurs enfants au cours de leurs déplacements. La séparation peut accentuer l’exposition des femmes et des enfants aux violences sexuelles et au vol et, pour les hommes, au risque d’être assassiné ou accusé d’appartenir à un groupe armé. Lors du déplacement, il arrive aussi que les membres des groupes armés tentent de s’intégrer à la population, exposant ici encore cette dernière au risque d’être accusée de complicité.

Ces exemples démontrent que les stratégies de protection communautaire reflètent souvent une décision pragmatique de trouver la solution « la moins pire » à un problème de protection lorsque les personnes chargées de cette protection sont absentes, qu’elles sont incapables d’endosser pleinement leur rôle ou qu’elles représentent elles-mêmes la menace à éviter. Les organisations œuvrant en faveur de la protection communautaire devraient s’efforcer a) d’atténuer les risques ou de dissuader les personnes de recourir à des stratégies de protection négatives, b) de renforcer les stratégies positives existantes et c) de soutenir l’établissement de nouveaux mécanismes positifs.

Comités de protection communautaire et bonnes pratiques

Depuis 2009, le programme de protection communautaire d’Oxfam[2] établit et soutient des comités de protection communautaire en RDC chargés d’identifier les risques au sein de leur environnement, de les prévenir et d’y répondre. Leurs activités incluent : la systématisation des stratégies positives existantes d’autoprotection ; les activités locales de plaidoyer ; la sensibilisation aux droits humains, à la loi et aux services médicaux, légaux et psychosociaux ; et la promotion de la participation de différents groupes de citoyens aux décisions relatives à la protection. De cette manière, les autorités civiles et militaires locales deviennent à la fois plus réceptives et réactives par rapport aux questions de protection et aux besoins des civils, tandis que les membres de la communauté deviennent mieux informés et plus susceptibles d’accéder aux services d’orientation adéquats. Grâce aux examens et aux évaluations de ces activités (y compris les dernières recherches menées impliquant 32 communautés ayant précédemment bénéficié du cycle complet de programmation et desquelles Oxfam s’était depuis retiré), Oxfam a pu rédiger un guide des bonnes pratiques pour les activités de protection communautaire.

Les modèles de protection communautaire ne sont pas tous adaptés à toutes les situations. Les comités de protection fonctionnent très bien en RDC mais pourraient ne pas être adaptés à des contextes tels que la Syrie, où les comités sont généralement associés à l’appareil de sécurité de l’État et appréhendés avec suspicion. En revanche, des éléments de bonne pratique peuvent être transférés d’un contexte à un autre afin de garantir la qualité des interventions de protection communautaire :

Toute action doit être éclairée par une analyse solide des risques auxquels une communauté spécifique est exposée. Cette analyse doit également examiner les stratégies et les solutions locales utilisées pour atténuer les risques, ce qui requiert une compréhension nuancée du contexte et des acteurs impliqués (formels et informels). Par exemple, dans certaines régions, le droit coutumier peut servir de point de référence à la communauté car la mise en application des lois nationales n’y est pas possible ou qu’elle est plus risquée que les pratiques coutumières. Dans le Haut-Uélé, les communautés reculées s’en remettent aux mécanismes traditionnels car le tribunal d’instance le plus proche se trouve à plus de trois jours de marche et que la police n’est pas en mesure de fournir au personnel de quoi se nourrir pendant ce trajet ni des armes pour se défendre ou défendre les prisonniers en cas d’attaque par l’Armée de résistance du Seigneur. Dans ce genre de situation, il faut d’abord entreprendre des activités de plaidoyer pour encourager une meilleure prestation de services de la part du système judiciaire avant de suggérer que la communauté suive la procédure officielle pour répondre aux crimes.

De plus, il faudrait fournir une formation et un appui continus pour faciliter l’analyse des risques. Il conviendrait de former les membres des communautés à identifier les risques potentiels de toute action qu’ils entreprennent afin qu’ils puissent décider si une action est trop dangereuse. À Mulenge, dans le Sud-Kivu, le comité de protection a décidé, après avoir conduit une analyse des risques, de ne pas approcher directement un groupe armé qui extorquait de l’argent aux passants. Il a choisi plutôt de soulever cette question avec les chefs coutumiers, qui sont allés rencontrer ce groupe armé à la place du comité. Les chefs ont accepté de donner des terres à ce groupe pour qu’il puisse les cultiver, mettant ainsi fin aux extorsions.

Il est important d’engager toutes les parties prenantes d’une communauté dans l’analyse des risques et l’élaboration des réponses. Les stratégies de protection « communautaire » ne prennent pas forcément en compte tous les groupes d’une communauté ou alors il arrive que certains groupes bénéficient d’une stratégie au détriment des autres. Pour garantir la participation de tous, il faudra peut-être établir des structures de protection intégrant des représentants de différents groupes ou donner à certains groupes un espace distinct pour leur permettre de discuter ouvertement de leurs préoccupations, qui seront ensuite incorporées aux actions plus générales. La stratégie d’Oxfam en RDC inclut un espace distinct pour les femmes au sein de chaque communauté, où elles peuvent discuter des problèmes de protection qui leur sont propres. Les questions qu’elles soulèvent sont ensuite intégrées systématiquement aux plans de protection communautaire. De plus, Oxfam étudie actuellement le meilleur moyen de garantir la participation efficace des jeunes au programme. Selon le contexte, les minorités ethniques ou les personnes déplacées pourraient également constituer un autre groupe.

Le bénévolat confère une grande crédibilité au travail des membres du comité et devrait constituer le fondement de la protection communautaire. Toutefois, il convient d’appliquer ce concept avec réalisme. Lorsqu’une activité prend une journée entière, une forme d’indemnisation devrait être versée aux participants : ils devraient au minimum être nourris ou, par exemple, leurs frais de transport devraient être couverts. Les personnes ayant participé aux recherches récentes d’Oxfam démontraient un degré élevé de motivation et d’engagement découlant de la valeur intrinsèque au travail qu’elles réalisaient. En revanche, dans les zones où les personnes chargées des activités de protection reçoivent des incitations monétaires, la motivation de continuer disparaît souvent en même temps que les financements destinés au projet.

Pour changer les comportements et autonomiser les communautés, il faut du temps, des ressources et de l’argent. Dans l’idéal, il faudrait s’engager auprès d’une communauté pendant deux ou trois ans, selon le contexte, bien que de moindres gains soient réalisables dans une période de temps plus courte. Il est essentiel d’organiser régulièrement des séances de formation, de coaching et de résolution collaborative des problèmes. Enfin, au vu des besoins en termes de temps et de personnel, mais aussi de l’intensité des activités telles que la formation et la sensibilisation, il ne faut pas sous-estimer l’investissement financier requis.

La protection communautaire devrait compléter d’autres activités visant à réduire les vulnérabilités et l’exposition aux risques. Ces activités pourraient inclure l’amélioration de l’accès physique aux services et aux ressources et devraient également inclure la formation des autorités au sujet de leurs rôles et responsabilités en matière de protection. Mais surtout, elles devraient inclure des activités de plaidoyer au sujet des risques de protection et des lacunes dans les services ou des obstacles pour y accéder, tels qu’identifiés par la communauté.

Les interventions dans le domaine de la protection communautaire ne doivent pas remplacer les actions communautaires ni dégager les autorités de leurs responsabilités. Le degré d’engagement des acteurs externes doit se réduire progressivement au cours du cycle de vie du projet, au fur et à mesure que les capacités des communautés et des autorités sont renforcées. L’organe de mise en œuvre ne doit en aucun cas se substituer aux acteurs responsables de la protection et ne doit jamais être perçu comme un tel substitut, de la même manière que les structures communautaires ne doivent pas être considérées comme un substitut aux autorités ni un système parallèle à ces dernières.

 

Richard Nunn RNunn@oxfam.org.uk
Conseiller en matière de protection régionale pour Oxfam www.oxfam.org.uk



[1] Les menaces sont définies ici comme des actes violents ou des menaces de violence, de coercition ou de privation délibérée.

[2] L’auteur souhaite remercier les personnes suivantes pour leur travail et leur contribution : Helen Lindley-Jones, coordinatrice de la protection pour Oxfam en RDC ; Melanie Kesmaecker-Wissing, directrice du programme de protection pour Oxfam en RDC ; Edouard Niyonzima, responsable de l’équipe de protection pour Oxfam au Sud-Kivu, RDC ; et Augustin Titi, coordinateur pour CEDIER au Sud-Kivu, RDC.


 

 

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