« Ce groupe est essentiel à notre survie » : réfugiés urbains et protection à base communautaire

Près de 60 % de l’ensemble des réfugiés vivent maintenant dans des villes, une tendance qui se poursuivra dans la mesure où les camps deviennent de plus en plus souvent une option de dernier recours. Cette évolution urbaine entraîne déjà des changements colossaux à travers l’ensemble du secteur, et notamment dans la manière dont les humanitaires réfléchissent et s’embarquent dans des approches communautaires de la protection. 

Les « communautés » qui sont au centre de ces approches communautaires de la protection ne sont pas prédéterminées. Les communautés peuvent acquérir une cohérence autour de toute une série de caractéristiques communes différentes, et peuvent être plus ou moins inclusives ou exclusives en fonction de leurs propres normes sociales internes et de leurs dynamiques de pouvoir. S’assurer que chaque réfugié est en mesure d’accéder à une protection à base communautaire exige, en première instance, de les considérer comme des détenteurs de droits à titre individuel. Ainsi, alors-même que les approches communautaires de la protection surgissent à travers une action collective, l’un des objectifs primordiaux de la programmation en matière de protection consiste à émanciper les individus de manière à ce qu’ils soient en mesure de connaître et revendiquer leurs droits – et de repérer quelle « communauté » a le plus de chance d’être pertinente pour les aider à le faire.

Dans l’objectif de contribuer à une compréhension plus profonde des besoins de protection propres aux réfugiés urbains, et plus particulièrement de mieux comprendre les risques de violence sexiste auxquels les femmes sont exposées et la manière de les aider à atténuer ces risques, la Women’s Refugee Commission (WRC) a mené une étude dans quatre villes qui hébergent d’importantes populations de réfugiés ; Beyrouth, Delhi, Quito et Kampala. Plus de 500 réfugiés urbains ont été interrogés dans les quatre villes ainsi que toute une série de parties prenantes dans chacune d’entre elles.[1]

Les constatations issues de cette étude soulignent les principaux domaines de risques communs à tous les réfugiés urbains et plus particulièrement ceux relatifs à la recherche d’un hébergement sûr et de revenus suffisants pour survivre en ville. Plus surprenantes peut-être, les constatations qui mettent en lumière des différences significatives dans la manière dont ces risques et d’autres risques se manifestent pour différents groupes de réfugiés urbains. Pour cette raison, la WRC a désagrégé ses résultats en fonction des sous-groupes de population suivants : femmes et filles ; hommes et garçons ; réfugiés homosexuels (hommes ou femmes), bisexuels, transsexuels et intersexués (LGBTI) ; professionnels du sexe (hommes ou femmes) ; personnes handicapées ; et hommes ayant subi des agressions sexuelles.  

Un schéma similaire a surgi en ce qui concerne les différences relatives aux stratégies d’autoprotection et les efforts réalisés par les réfugiés pour se constituer ou s’appuyer sur une communauté susceptible de jouer pour eux le rôle de réseau social de protection. La forme, par contre, d’une telle « communauté » varie énormément en fonction et à l’intérieur des différents sous-groupes de population réfugiée, renforçant le fait qu’une notion de « communauté réfugiée au sens large » n’avait pas de sens pour de nombreux réfugiés, ou ne reflétait en rien leur réalité quotidienne.

Des questions d’identité

Parfois, les communautés que les réfugiés identifiaient comme les plus pertinentes pour eux et leur protection n’étaient pas constituées principalement d’autres réfugiés mais de membres de la communauté d’accueil. Ceci s’est révélé particulièrement vrai dans le cas de populations marginalisées comme les minorités sexuelles ou de genre, mais s’appliquait également à des réfugiés se livrant à certains types d’activités professionnelles, et notamment à la prostitution.

Ceci s’explique par le fait que pour certains réfugiés, l’aspect de leur identité le plus pertinent en matière de protection – non seulement en tant que facteur de vulnérabilité mais aussi en tant que caractéristique partagée autour de laquelle des réseaux de pairs se forme – n’est pas leur identité de réfugié. N’importe quelle identité (raciale, ethnique, de genre) ou caractéristique personnelle ou environnementale (langue parlée, travail exercé, ou quartier de résidence) est susceptible de peser davantage pour un individu du fait de son importance pour obtenir accès à une communauté protectrice ou contribuer à en former une.

L’importance d’accorder la priorité à l’affirmation que les réfugiés portent eux-mêmes sur leur propre identité n’est nulle part mieux illustrée que dans le cas des réfugiés qui risquent de subir des violences parce qu’ils appartiennent à des sous-groupes de populations marginalisées et stigmatisées. Les réfugiés qui appartiennent à des minorités sexuelles et de genre, par exemple, sont souvent ostracisés par les communautés de réfugiés plus larges, y compris par leurs propres familles. Il est fréquent que des réfugiés LGBTI subissent des violences perpétrées par d’autres réfugiés et des membres de la communauté d’accueil ; ils sont également victimes de discrimination et de maltraitance lorsqu’ils cherchent à louer des logements, trouver des emplois ou obtenir accès à des services, y compris des services généraux destinés à l’ensemble des réfugiés.

Dans le cas des réfugiés LGBTI, le renforcement d’une approche communautaire de la protection exige donc, en première instance, de pouvoir les aider à définir les contours des communautés qui leur conviennent le mieux et leur offrent le plus de sécurité. Il est possible qu’une telle communauté inclue des membres LGBTI de la communauté d’accueil, ce qui est le cas par exemple pour de nombreux réfugiés syriens LGBTI vivant actuellement au Liban. Des membres de la communauté LGBTI libanaise partagent des informations et proposent un soutien entre pairs aux réfugiés LGBTI syriens, et contribuent à mettre ces réfugiés en relation avec des organisations et des prestataires de services locaux adaptés ou empathiques à la situation des LGBTI. Les réfugiés syriens LGBTI ont indiqué qu’ils s’adressaient à une organisation locale LGBTI dans les situations d’urgence (à savoir, lorsqu’ils sont surpris sans avoir sur eux les « bons » documents ou qu’ils sont arrêtés à cause de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre) parce qu’ils ont l’impression que cette organisation est celle qui leur offre la meilleure possibilité de soutien juridique réactif et compétent.

Liens d’affinités et sécurité

À Quito, par contre, WRC s’est entretenue avec Luisa[2], une femme homosexuelle qui avait fui la violence en Colombie en quête de sécurité et d’asile en Équateur. Même si Luisa a participé à un groupe de soutien destiné aux femmes qui est hébergé dans les locaux d’une ONG à Quito, elle s’est effondrée en larmes lorsqu’elle a expliqué à quel point elle se sentait isolée et seule, incapable de révéler qui elle est « véritablement » aux autres femmes du groupe de soutien, et craignant d’être « percée à jour » en tant que lesbienne. Elle ne connaissait aucune autre personne homosexuelle à Quito, réfugiés ou équatoriens, et a été très surprise d’apprendre qu’il existait plusieurs organisations LGBTI au sein de la société civile de Quito, et notamment une organisation créée par et pour des femmes homosexuelles.

Il semble donc dans le cas des réfugiés LGBTI, que l’accès à des approches communautaires de la protection exige une connexion avec les organisations LGBTI au sein de la communauté d’accueil – et les acteurs humanitaires doivent être capables de faciliter et d’encourager une telle connexion. Ils peuvent le faire en contactant les organisations LGBTI locales aux cours de l’étape initiale de l’intervention afin de les consulter et de leur demander si elles sont intéressées et ont la capacité de rencontrer des réfugiés LGBTI et de partager avec eux leurs expériences et ce qu’elles savent sur comment vivre en sécurité en tant que membre d’une minorité sexuelle ou de genre au sein de la communauté d’accueil.

Comme le suggère l’histoire de Luisa, les sous-communautés peuvent être une composante vitale de la protection à base communautaire pour les réfugiés marginalisés. À Beyrouth, les réfugiées transsexuelles syriennes en plus de faire partie de réseaux sociaux LGBTI généraux, principalement libanais, et de participer aux activités de ces réseaux, ont créé entre elles leur propre communauté réduite et étroitement liée. Elles forment un cercle d’amies, de colocataires qui travaillent ensemble et mènent différentes activités dans le but d’atténuer les risques individuels et collectifs de violence quotidienne : de petites choses, essentielles toutefois comme de faire circuler l’information (par exemple concernant un contrôle routier dangereux) ou de partager des taxis. Ce sont également les premières personnes auxquelles elles téléphoneront pour un soutien émotionnel et des informations sur une orientation médicale si elles sont victimes de violence physique. Les femmes transsexuelles en Équateur, à Beyrouth et à Kampala signalent que des agressions de ce type, y compris des viols, sont fréquentes et qu’elles sont particulièrement ciblées du fait de leur double statut de transgenres et de réfugiées.  

Il existe également dans d’autres villes des exemples de réfugiés marginalisés qui forment leurs propres organisations de protection basée sur l’appartenance à une sous-communauté. À Kampala, une organisation appelée OGERA a été créée par des réfugiées professionnelles du sexe en vue de faciliter leur accès à un soutien entre pairs, à des services spécialisés, des soins médicaux et d’autres informations qu’elles considèrent comme les plus pertinentes et urgentes en fonction des circonstances qui sont les leurs. Également à Kampala, une organisation appelée Angels, dirigée par des réfugiés LGBTI s’implique dans toute une série d’activités de protection : rations alimentaires d’urgence, hébergement sécurisé, accompagnement par des pairs, et accès à un ordinateur pour que les membres qui n’ont pas d’ordinateur n’aient pas besoin de se rendre dans un cybercafé pour envoyer des courriers électroniques ou utiliser Skype pour communiquer avec des amis ou des parents à l’étranger. Le siège d’Angels sert également de refuge de fortune pour des réfugiés LGBTI sans abris. Dans un groupe de discussion, les membres d’Angels ont dit que le groupe est «essentiel à notre survie ».

OGERA et Angels sont des organisations qui ont surgi de manière spontanée, à travers des conversations et des actions collectives entre réfugiés partageant les mêmes identités. Ces deux organisations doivent cependant lutter pour se maintenir à flot, pour payer le loyer de leurs bureaux et financer leurs activités. Ni l’une, ni l’autre – pas plus que l’organisation LGBTI de Beyrouth, ne reçoit de soutien financier des donateurs humanitaires pour le travail qu’elles effectuent auprès des réfugiés LGBTI.

En faire davantage pour renforcer les approches communautaires de la protection

Deux stratégies principales ont émergé des consultations menées par WRC en vue de renforcer des approches communautaires de la protection en rapprochant des réfugiés à risque de réseaux de protection par les pairs et en leur facilitant l’accès à des informations et des services spécialisés.

La première stratégie consiste à établir des liens entre des sous-populations à risque de réfugiés, comme les réfugiés LGBTI et les réfugiés qui travaillent dans l’industrie du sexe, et des organisations pertinentes au sein des communautés d’accueil (qu’il s’agisse de groupes de la société civile ou de prestataires de service privés). Cela exige des acteurs internationaux qu’ils cartographient systématiquement les partenaires potentiels ainsi que les axes de transferts au sein des communautés d’accueil, puis qu’ils les contactent de manière proactive en vue d’identifier les obstacles qu’ils risquent de rencontrer pour s’occuper de réfugiés et l’assistance qui pourrait les aider à surmonter ces obstacles.[3]

La seconde stratégie consiste à soutenir activement les organisations communautaires menées par des réfugiés ou impliquant des réfugiés. De telles organisations communautaires ont des niveaux variés d’activités de protection en fonction des préoccupations et des besoins premiers de leurs membres ainsi que de leurs capacités en tant qu’organisations. Pourtant parmi les groupes consultés par WRC très peu sont ceux qui recevaient un soutien du HCR ou de l’un de ses partenaires ; obtenir un soutien financier pour mener des activités est cité comme quelque chose de très difficile, voire impossible, à obtenir. Parallèlement, les quelques rares organisations qui ont été en mesure d’obtenir une forme de soutien –aide à la gestion de programme, accès à un espace de rencontre physique, ou mise de fonds initiale – ont indiqué à quel point ce soutien s’était avéré déterminant pour leur permettre d’exister et d’entreprendre des activités.  

Soutenir des approches communautaires de protection au niveau local en milieu urbain exige des acteurs humanitaires qu’ils poursuivent les deux stratégies indiquées ci-dessus de manière simultanée. Le faire n’impliquera pas nécessairement l’engagement de nouvelles ressources financières mais nécessitera des efforts proactifs pour réorienter ou reprogrammer des ressources existantes, à la fois humaines et financières. Les deux stratégies exigeront de remanier les mécanismes de financement en vigueur pour permettre davantage de flexibilité dans l’attribution de subventions à un éventail plus divers d’organisations au sein des communautés d’accueil.[4] Faciliter la remise de petites allocations à des organisations communautaires de réfugiés sera essentiel pour leur permettre de mener des approches communautaires de protection qui se traduiront par une intervention susceptible d’avoir un impact tangible sur la vie quotidienne des réfugiés.

Au cœur de ces deux stratégies – comme au cœur de toute protection à base communautaire – doivent se trouver des consultations directes avec les réfugiés. De telles consultations sont essentielles non seulement pour identifier les risques les plus urgents auxquels les réfugiés sont confrontés mais aussi pour les aider à définir, en première instance, les communautés qu’ils considèrent comme les plus pertinentes en fonction des risques qu’ils rencontrent et les mieux à même de les aider à atténuer ces risques. 

 

Jennifer S Rosenberg JenniferR@wrcommission.org
Responsable principale de programme, Violence sexiste, Women’s Refugee Commission www.womensrefugeecommission.org



[1] Pour plus d’informations sur la méthodologie et les conclusions de cette étude, et notamment pour consulter des rapports séparés pour chaque sous-population de réfugiés, voir : (2016) Mean Streets: Identifying and Responding to Urban Refugees’ Risks of Gender-Based Violence. (Rues mal fréquentées : Identifier et répondre, pour les réfugiés urbains, aux risques de violence fondée sur le sexe .) www.womensrefugeecommission.org/gbv/resources/1272-mean-streets

[2] Le nom de la personne a été modifié.

[3] WRC pilote actuellement un outil destiné aux praticiens qui travaillent en milieu urbain afin de les orienter secteur par secteur (santé, éducation, etc.) et sous-population par sous-population et leur permettre d’identifier des partenaires potentiels pour renforcer la protection des réfugiés, particulièrement en ce qui concerne la prévention et l’intervention en cas de violence sexuelle et sexiste.

[4] Voir tableau sur : « La Grande Négociation » à la page 62

 

 

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