Remettre en question l’ordre établi : la nécessité de « localiser » la protection

La multiplication des critiques à l’égard des acteurs de la protection qui négligent les stratégies et les capacités d’adaptation autochtones devrait nous inciter à repenser nos attitudes et nos approches de manière radicale et créative.

Comme l’a écrit Pierre Bourdieu en 1977, chaque ordre établi tend à faire paraître entièrement naturel son propre système pourtant entièrement arbitraire (« Chaque ordre établi tend à produire la naturalisation de son propre arbitraire »)[1]. Dans le cas de la protection humanitaire, cet ordre établi se caractérise depuis 2005 par l’approche par groupes, avec un groupe mondial de la protection basé à Genève et 28 groupes de protection sur le terrain. Ces derniers formulent un programme d’action en faveur de la protection au niveau national (dans le cadre d’un plan d’intervention humanitaire plus général), basé sur une définition commune de la protection datant de 1999 :

La protection englobe l’ensemble des activités visant à atteindre le plein respect des droits des personnes conformément à l’esprit et à la lettre des corpus de lois applicables, à savoir le droit des droits de l’homme, le droit humanitaire international et le droit des réfugiés.[2]

Ce n’est que récemment que cette définition de la protection, ancrée dans le droit humanitaire international, les droits humains et le droit des réfugiés, a été remise en question, et cette remise en question est venue de là où on ne s’y attendait pas : des personnes touchées par les crises elles-mêmes et des organisations communautaires. Selon elles, la définition de la protection est une invention du Nord qui ne prend pas en compte les traditions et les préoccupations des personnes locales et qui reflète le biais des agences humanitaires en faveur de l’offre plutôt que des besoins des personnes. Il s’agit d’une version simplifiée d’un argument complexe mais, quoi qu’il en soit, cette remise en question est bien présente et il reste à y répondre.

Dans un rapport de 2015[3], les auteurs critiquaient les acteurs de la protection qui négligeaient les stratégies et les capacités d’adaptation autochtones existantes et potentielles, et observaient que les systèmes et les coutumes autochtones de réponse aux crises ne cadraient pas toujours aisément avec les approches humanitaires habituelles. Ils ajoutaient qu’à l’avenir, il semble juste de supposer que les choses seront plus fragmentées et que l’universalité, qui se trouvait jusqu’alors au cœur de l’éthique humanitaire traditionnelle, sera de plus en plus souvent confrontée à de nouvelles manières de penser et de nouvelles pratiques, et que l’on verra une bien plus grande diversité dans le monde humanitaire. Comment pouvons-nous canaliser ce changement pour qu’il soit constructif plutôt que destructeur ?

Il est particulièrement difficile de faire évoluer un ordre établi, dans lequel le système et la culture jouent un rôle si prépondérant. Concernant l’inclusion du Sud, ou plutôt à son exclusion, l’établissement d’un partenariat ne se limite pas au seul dialogue : il implique un éventail plus large d’acteurs qui façonnent le système et son mode de fonctionnement. Afin que les acteurs locaux soient valorisés au sein de ce système, la nature des relations entre les capacités nationales et le système international doit s’éloigner d’un rapport largement paternaliste et basé sur la sous-traitance pour se rapprocher d’un partenariat plus égalitaire. À cette fin, il faudrait également transformer le cadre actuel, qui donne priorité aux normes et aux standards définis au Nord et ignore largement les valeurs autochtones et communautaires.

Dans certains cas, les normes locales ou traditionnelles peuvent se traduire par des mécanismes d’adaptation défavorables et des « pratiques néfastes » mais, dans de nombreux autres cas, des mécanismes communautaires efficaces et la résilience des populations locales se trouvent compromis par des réponses « prêtes à l’emploi » imposées sans consultation ou sans connaissance du contexte. Cette manière de faire peut générer des comportements qui se conforment uniquement à la surface, sans permettre l’adaptation et l’intégration à la vie communautaire de mesures de protection véritablement efficaces et durables.

Briser le moule

Nous devons donc examiner les dynamiques de l’approche par groupes pour voir si celle-ci constitue en elle-même un obstacle à une plus grande inclusion des acteurs locaux. Par exemple, dans le sud-est du Myanmar, la coordination d’une stratégie en faveur de solutions aux déplacements, réalisée indépendamment de l’approche par groupes, est toutefois parvenue à inclure un plus vaste éventail de partenaires, y compris des organismes locaux, que l’intervention du groupe de la protection dans l’État de Rakhine. Dans le rapport de mars 2015 du Groupe de la politique humanitaire au sujet du rôle des acteurs internationaux, des acteurs locaux et ceux issus de la diaspora dans la réponse syrienne, les auteurs ont noté que « le système officiel a connu de nombreux changements au cours des dernières années ; certains de ces changements l’ont amélioré et d’autres non, mais on ne pourrait qualifier aucun d’entre eux de radical ou de fondamental. Même si le changement radical ne semble pas réaliste à court terme (ce qui est probablement le cas), le système formel devrait étudier la Syrie comme un exemple des défis à venir. Il doit explorer de nouveaux moyens créatifs d’intervenir, et il doit mener cette exploration en impliquant de nouveaux acteurs, y compris des acteurs peu familiers, et non pas en isolation. »[4]

L’inclusion d’acteurs plus divers implique un changement plus substantiel que de simplement rajouter une chaise autour de la table et de demander à ce nouvel invité de participer à une structure qui ne répond pas à ses besoins. Les ONG nationales sont souvent les premières à intervenir en cas d’urgence mais il existe aussi une certaine marge pour les engager dans toutes les autres phases d’une intervention. Elles sont parfois exclues des mécanismes de coordination ou n’y prennent pas part car elles ne les jugent pas adaptés ou ne disposent pas des capacités pour participer.

La structure des équipes de pays pour l’action humanitaire et l’approche par groupes renforcent inévitablement le leadership international aux dépens de l’appropriation locale. La question est de savoir comment briser cette mentalité de la sous-traitance. De nombreux travaux ont été menés sur le renforcement des capacités mais c’est la qualité du partenariat qui compte vraiment et, à cet égard, il convient de soulever trois questions en particulier :

Financement : l’argent est essentiel. Il est crucial que les organismes locaux bénéficient d’un meilleur accès aux financements mais il est également nécessaire de simplifier cet accès en considérant la question de la proportionnalité. Pourquoi les ONG nationales doivent-elles surmonter de grands obstacles réglementaires pour obtenir des petites sommes d’argent ? Ici, les difficultés incluent en particulier les exigences en matière d’audit et les contraintes imposées par la législation antiterroriste. Une approche pourrait consister à mettre à disposition des ONG locales, par l’entremise des groupes de protection, différentes sommes d’argent (par exemple, le Start Network[5] alloue des financements de démarrage pour les réponses locales), puisque les fonds communs au niveau national ont à ce jour exclu les ONG locales. À l’occasion du Sommet humanitaire mondial de mai 2016, il a été approuvé que de plus grandes sommes devraient être destinées aux organismes locaux, et de manière plus directe. L’objectif approuvé prévoit d’octroyer 25 % des financements humanitaires « aussi directement que possible » aux agences locales et nationales.[6]

Prise de décision : il est nécessaire de trouver le meilleur moyen d’intégrer les organismes locaux à l’architecture internationale, tant au niveau mondial que local. Actuellement, les ONG nationales sont incluses dans les équipes de pays pour l’action humanitaire d’une manière non viable en raison des ressources bien inférieures que les ONG peuvent consacrer à leur participation. De plus, la capacité des groupes à créer des réseaux peut être entravée par l’atmosphère qui règne dans les groupes : par exemple, les attitudes du personnel international ou quelque chose d’aussi simple que l’utilisation ou non de la langue locale pour communiquer.

Respect : les organisations de l’ensemble du secteur doivent intégrer les Principes de partenariat[7]. Cela implique une plus forte sensibilisation et la construction de relations plus égalitaires, ce qui entraînera à son tour une évolution de l’attitude des travailleurs humanitaires internationaux, qui doivent s’adapter à la culture locale et apprendre à s’adresser aux autochtones comme à des égaux.

Que fait le groupe mondial de la protection pour répondre à certains de ces problèmes ? Nous avons inscrit au cœur de notre cadre stratégique pour 2016-19 l’objectif d’engager de manière plus véritable les acteurs locaux et nationaux, y compris par la revitalisation de notre structure de gouvernance. Le groupe mondial de la protection est également en train de mettre en place un « laboratoire de la protection » pour identifier les défis liés à la localisation. Ensuite, partant de cette analyse, il identifiera les solutions possibles puis exécutera des programmes pilote en vue de peaufiner davantage les stratégies proposées avant de les partager plus largement. Le travail du laboratoire revêtira explicitement la forme d’un dialogue, au cours duquel notre compréhension de la protection évoluera de manière pratique afin d’épouser la définition qui lui est donnée localement. Cette aspiration a déjà été exprimée auparavant, et il est temps qu’elle se concrétise.

 

Simon Russell russell@unhcr.org
Coordinateur du groupe mondial de la protection www.globalprotectioncluster.org



[1] Bourdieu P (1977) Esquisse d’une théorie de la pratique, Librairie Droz. http://ebooks.cambridge.org/ebook.jsf?bid=CBO9780511812507

[2] Cette définition, initialement élaborée au cours d’une série d’ateliers parrainés par le CICR auxquels plus de 50 organisations humanitaires et des droits humains ont participé, a été adoptée par le CPI.

[3] Rapport intitulé Independent Whole of System Review of Protection in the Context of Humanitarian Action (Révision indépendante de l’ensemble du système de protection dans le contexte de l'action humanitaire) http://reliefweb.int/report/world/independent-whole-system-review-protection-context-humanitarian-action

[4] Svoboda E et Pantuliano S (2015) International and local/diaspora actors in the Syria response: A diverging set of systems?, Document de travail ODI/HPG

www.odi.org/sites/odi.org.uk/files/odi-assets/publications-opinion-files/9523.pdf

[6] Voir l’encadré sur « La Grande Négociation » à la page 62

[7] Égalité, transparence, approche orientée sur les résultats, responsabilité et complémentarité https://icvanetwork.org/principles-partnership-statement-commitment

 

 

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