L’asile sous pression au Pérou : l’impact de la crise vénézuélienne et de la COVID-19

La crise persistante au Venezuela a entraîné une forte augmentation des demandes d’asile dans le Pérou voisin, au point de dépasser les capacités du gouvernement à répondre adéquatement et dans un délai raisonnable. Ces difficultés sont exacerbées par la pandémie de la COVID-19.

Au début de la crise migratoire vénézuélienne, le Pérou a été l’un des premiers pays à mettre en œuvre des politiques facilitant l’entrée et le séjour légal des migrants. Suite à l’introduction d’un permis de séjour temporaire (Permiso Temporal de Permanencia, PTP) en 2018, des milliers de Vénézuéliens ont été autorisés à régulariser leur statut migratoire. Ce permis offrait une forme complémentaire de protection, tout en contribuant à rationaliser le processus migratoire légal.

Cependant, après une augmentation rapide du nombre d’arrivées (482 571 demandes d’asile déposées en 2019 contre 192 000 en 2018 et 34 167 en 2017) et sous l’effet des problèmes structurels dont souffre le Pérou, le sentiment général de solidarité vis-à-vis des Vénézuéliens s’est rapidement transformé en rejet. Une analyse conduite par Oxfam en 2019 a révélé qu’environ 70 % des habitants du Pérou, d’Équateur et de Colombie seraient en faveur de contrôles migratoires plus stricts, tandis que 64,3 % des Péruviens estimaient que les migrants « recevaient plus qu’ils n’apportaient ».[1]

Le gouvernement s’est fait le relais de ce rejet croissant de la population vénézuélienne en mettant en œuvre une série de mesures conçues pour freiner leur entrée dans le pays, à savoir : a) suspension de la délivrance de permis de séjour temporaire ; b) introduction de l’obligation de posséder un passeport pour toute personne entrant sur le sol péruvien ; et c) introduction d’un visa humanitaire dont la délivrance est étroitement contrôlée. L’accès à ce visa est particulièrement limité puisque les demandeurs doivent présenter des papiers difficiles à obtenir dans les conditions actuelles, par exemple, une copie certifiée de leur casier judiciaire ou même un passeport. Ces obstacles ont entraîné une augmentation soudaine des demandes d’asile puisque, pour de nombreux réfugiés, l’asile est devenu le seul moyen de migrer au Pérou de manière régulière.

Difficultés liées à la procédure de DSR

La loi générale sur les réfugiés du Pérou (loi 27891) permet une procédure de reconnaissance rapide, qui ne devrait prendre que 60 jours. Cette procédure comprend la présentation d’une demande d’asile, un entretien, une évaluation par la Commission spéciale pour les réfugiés du gouvernement (Comisión Especial para los Refugiados, CEPR) et l’approbation ou le rejet de la demande d’asile.

Initialement, il était suffisant de présenter une demande d’asile pour entrer sur le territoire péruvien. Mais plusieurs étapes et critères ont ensuite été établis en vue de limiter l’entrée des migrants vénézuéliens. C’est le cas par exemple de la présélection réalisée à la frontière entre le Pérou et l’Équateur. Selon des fonctionnaires péruviens, une fois qu’une demande d’asile a été soumise, le demandeur est interrogé par le personnel de la CEPR à la frontière. Ses documents sont ensuite envoyés par WhatsApp[2] au bureau de la CEPR à Lima, où il est décidé de laisser le demandeur rentrer ou non dans le pays pour l’autoriser à poursuivre la procédure de reconnaissance de son statut. Cette évaluation préalable prend entre 30 et 70 jours, durant lesquels le demandeur doit attendre à la frontière, sans aucun accès aux services de base.

La procédure de DSR est devenue un véritable obstacle à l’entrée des migrants vénézuéliens au Pérou. En effet, entre juin et décembre 2019, seuls 13 % des demandeurs d’asile ont été autorisés à entrer dans le pays, laissant les 87 % restants dans une situation vulnérable, incapables d’entrer au Pérou et, la plupart du temps, incapables de retourner légalement en Équateur puisque la ré-entrée en Équateur sans papiers d’identité est interdite au bout de 48 heures. Ériger de tels obstacles bureaucratiques est incompatible avec le droit international des droits humains et le droit international des réfugiés. Selon ces deux cadres juridiques, toutes les procédures d’immigration doivent respecter les garanties de la procédure établie ; en utilisant un mécanisme ad hoc, il n’y a aucun moyen de garantir que l’évaluation préalable respecte les normes juridiques internationales puisqu’il n’y a aucune procédure d’appel possible suite à la décision d’autoriser ou de refuser l’entrée dans le pays. Qui plus est, l’évaluation préalable ignore le principe international de non-refoulement, selon lequel un demandeur d’asile ne peut pas être rejeté à la frontière, ni expulsé d’un État sans que sa demande d’asile n’ait été correctement étudiée. Dans la même optique, le HCR a établi, dans sa conclusion no 8, que les États doivent permettre aux demandeurs d’asile de rester sur leur territoire tout au long de la procédure de détermination. Il nous paraît évident que cette procédure d’évaluation préalable, qui manque de règles précises et prend jusqu’à 70 jours au cours desquels le demandeur n’a pas le droit de pénétrer sur le territoire péruvien et de bénéficier des services publics, va clairement à l’encontre de ce principe.

Après l’étape d’évaluation préalable, les demandeurs doivent attendre encore plus longtemps : en raison de leur grand nombre et aussi du manque de ressources de la CEPR, la période d’évaluation de 60 jours peut durer jusqu’à deux ans (selon des employés anonymes de la CEPR, à la mi-2019, la CEPR avait déjà planifié des entretiens jusqu’en 2021, c’est-à-dire deux ans plus tard).

Le ralentissement de la procédure de DSR a également un impact profondément défavorable sur l’accès aux services essentiels à la survie. Dans le cadre de cette procédure, les demandeurs ont le droit de recevoir une carte de demandeur du statut de réfugié (Carnet de Solicitante de Refugio), qui leur permet de travailler et d’accéder aux services publics durant cette période transitoire. Toutefois, la plupart des demandeurs ne peuvent pas obtenir cette carte puisqu’elle est uniquement délivrée une fois que le demandeur a participé à un entretien officiel avec la CEPR à Lima.

L’impact de la COVID-19

La pandémie de COVID-19 a dangereusement exacerbé les difficultés à accéder aux services essentiels. En mars 2020, 60 % des personnes interrogées par le HCR au Pérou signalaient rencontrer des difficultés à répondre à leurs besoins essentiels et, depuis le mois de mai, le Groupe de travail sur les réfugiés et la migration (Grupo de Trabajo sobre Refugio y Migración, GTRM), chargé de mettre en œuvre la plate-forme de coordination R4V pour les réfugiés et les migrants vénézuéliens au Pérou, n’a eu de cesse de signaler une augmentation des risques d’expulsion, d’insécurité alimentaire et de vulnérabilité économique parmi les réfugiés.[3]

Pour lutter contre la propagation de la COVID-19, les autorités péruviennes ont suspendu la plupart des activités économiques du pays. Et pour compenser les impacts de ces restrictions sur la population, elles ont mis en place des mesures garantissant la continuité des salaires et des contrats de travail, et introduit des prestations d’urgence pour les familles vivant dans la pauvreté. Cependant, la première mesure ne bénéficie qu’aux personnes employées dans le secteur formel, tandis que la seconde bénéficie uniquement à celles qui sont enregistrées dans les dossiers des services publics relatifs aux revenus. 88 % des demandeurs d’asile n’ont pas de contrat de travail, précisément parce qu’ils ne peuvent pas accéder aux pièces d’identité nécessaires à l’obtention d’un emploi formel. Ainsi, en pratique, la suspension des activités économiques s’est traduite par la suppression des possibilités de génération de revenus pour les réfugiés et demandeurs d’asile, sans qu’ils aient la possibilité d’accéder aux aides publiques liées à l’emploi.

Par ailleurs, pour bénéficier des prestations d’urgence, une famille doit être enregistrée auprès du SISFOH.[4] Mais l’enregistrement est un processus bureaucratique et laborieux, qui implique de posséder un document national d’identité ou une carte d’immigration, et de se soumettre également à une inspection du domicile. L’immense majorité des familles réfugiées ne sont pas enregistrées auprès du SISFOH, soit parce qu’elles ne sont pas parvenues à accéder au processus d’enregistrement, soit parce qu’elles ne disposent pas des documents nécessaires. En mars 2020, le système de monitoring de protection du HCR a révélé que moins de 1 % des migrants avaient leur propre domicile, si bien que la procédure d’inspection du domicile est évidemment impossible dans l’immense majorité des cas.

Les autorités péruviennes ont ordonné que toute personne présentant des symptômes de la COVID-19 ou étant un cas confirmé devrait avoir accès à des soins médicaux, indépendamment de sa nationalité, de son statut migratoire ou de son statut documentaire. Néanmoins, il semblerait que certains hôpitaux aient exigé que les patients présentent un document national d’identité pour pouvoir accéder aux soins.

Possibilités d’amélioration

Grâce à l’appui de l’ONU et du secteur privé, fin mai 2020, le gouvernement avait distribué de la nourriture à 5 000 familles de réfugiés et migrants.[5] Parallèlement, par le biais du GTRM, 2,5 millions USD avaient été distribués à plus de 53 000 réfugiés et migrants au Pérou, et il était prévu de distribuer 5,7 millions USD au total.[6] Toutefois, ces mesures d’aide à court terme ne résolvent pas le problème systémique auquel les demandeurs d’asile se heurtent au Pérou : un ensemble de réponses improvisées et inefficaces qui ne garantissent pas l’accès aux garanties minimum.

Premièrement, le Pérou doit investir dans un mécanisme rapide et efficace de délivrance de documents pour reconnaître le statut des demandeurs d’asile. Les cartes de demandes de refuge devraient également être fournies dès le moment où le demandeur entre dans le pays, plutôt que d’être assujetties à la participation à un entretien officiel avec la CEPR.

Deuxièmement, l’État doit garantir que la procédure de DSR est conforme aux réglementations péruviennes et aux normes internationales, sans introduire de mesures ad hoc.

Troisièmement, face aux pressions exercées sur le système d’asile du pays, il serait idéal (quoique potentiellement coûteux sur le plan politique) si le gouvernement pouvait appliquer une procédure de reconnaissance groupée ou prima facie pour les demandeurs d’asile originaires du Venezuela. Cette possibilité a été avalisée tant par le HCR, et ce, à plusieurs reprises, que par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans son avis consultatif 21. Une telle mesure permettrait d’accélérer l’intégration des réfugiés dans la société, et au CEPR d’étudier les demandes liées à d’autres situations. Ainsi, au cours de cette procédure, les personnes disposant des papiers requis seraient en mesure d’accéder à l’emploi et aux services publics dont ils sont exclus actuellement.

Enfin, quatrièmement, face à la pandémie actuelle, l’État devrait mettre en place des mesures de protection qui couvrent les réfugiés et les demandeurs d’asile. Une approche constructive consisterait à définir un système particulier de prestations de secours qui seraient distribuées par les institutions publiques, plutôt que de laisser les ONG assumer le fardeau de l’assistance. Cela donnerait également l’occasion à l'État d’obtenir un instantané actualisé et précis de sa population de réfugiés. Ces mesures ne peuvent pas être adoptées du jour lendemain mais il est temps de déployer des mesures efficaces qui mettront fin à la longue attente des Vénézuéliens pour que leur statut soit reconnu et pour exercer leurs droits.

 

Paula Camino Morgado pcamino@pucp.edu.pe 
Professeure adjointe, École de droit de la PUCP http://facultad.pucp.edu.pe/derecho/en

Uber López Montreuil ulopez@bullardabogados.pe 
Professeur adjoint, École de droit de la PUCP ; Associé, Bullard Falla Ezcurra  www.bullardabogados.pe

 

[1] Oxfam International (2019) Yes, but not here: Perceptions of xenophobia and discrimination towards Venezuelan migrants in Colombia, Ecuador and Peru www.oxfam.org/en/research/yes-not-here

[2] Nous ne sommes pas parvenus à obtenir d’information sur les protocoles de sécurité des données mis en place dans le cadre de cette procédure.

[3]Plate-forme de coordination R4V pour les réfugiés et migrants du Venezuela https://bit.ly/3dIFhLS  

[4] Sistema de Focalización de Hogares (système de ciblage des ménages)

[5] Centre d’information de l’ONU – Pérou (avril 2020) « Perú y la ONU se alían para ayudar a los refugiados y migrantes venezolanos afectados por el coronavirus » (uniquement en espagnol) https://bit.ly/3jPxUFb    

[6] GTRM/R4V (2020) « Repuesta COVID-19 » (jusqu’au 26 juin 2020) (uniquement en espagnol) https://bit.ly/2Z6pAsv

 

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