Capacités d’adaptation institutionnelle en temps de COVID-19

Il est important qu’un système d’asile ait la capacité d’adapter ses procédures, et même essentiel pour en garantir la viabilité à long terme. Toutefois, cette adaptation ne doit jamais se faire aux dépens d’autres éléments indispensables garantissant la robustesse et l’équité du système concerné.

Le Pacte mondial sur les réfugiés de 2018 a désigné l’identification des besoins de protection internationale comme un « domaine ayant besoin d’appui ». Il a ensuite établi le Groupe d’appui à la capacité d’asile (Asylum Capacity Support Group, ACSG),[1] un mécanisme visant à renforcer certains aspects des systèmes d’asile nationaux pour en garantir l’équité, l’efficacité, l’adaptabilité et l’intégrité.[2] Mais alors que les concepts d’équité et d’efficacité reviennent souvent dans les débats sur la procédure optimale de détermination du statut de réfugié (DSR), celui d’adaptabilité est défini de manière moins claire et complète. 

Dans une institution adaptable, des préparations sont effectuées pour s’adapter aux évolutions anticipées des environnements internes et externes, plutôt que d’introduire des changements ad hoc en réaction à des facteurs externes. Pour garantir la durabilité de ses capacités d’adaptation, l’institution met en place des systèmes d’évaluation des impacts positifs et négatifs de tout changement, en veillant parallèlement à apporter des améliorations continues. Si l’on applique cette approche au contexte de la DSR, une institution de DSR adaptable valorise l’innovation (et investit donc dans celle-ci dans le cadre de la planification de futurs scénarios) et recherche continuellement à améliorer ses processus existants en veillant à ce que chacune de ces modifications renforce l’équité, l’efficacité ou l’intégrité du système. 

Adaptations pré-pandémie

Suite aux mesures introduites par les gouvernements du monde entier pour protéger la santé publique face à la pandémie de la COVID-19, les autorités chargées de la gestion des systèmes de DSR ont été forcées de faire un choix vital : changer la manière dont elles opéraient ou cesser tout simplement d’opérer.

Avant les récents défis posés par la COVID-19, les systèmes de DSR avait déjà dû s’adapter face à un scénario commun, à savoir l’augmentation du nombre de demandes. Une stratégie d’adaptation courante a consisté à introduire des procédures différenciées pour traiter les différents types de cas. Par exemple, face aux arrivées croissantes ou en masse, plusieurs pays africains tels que le Kenya, l’Ouganda et l’Éthiopie ont fréquemment appliqué la reconnaissance collective des réfugiés (prima facie) plutôt que de conduire des procédures de DSR individualisées, d’autant que la législation existante facilite l’application d’une telle approche à brève échéance puisqu’elle prévoit spécifiquement cette double modalité de reconnaissance des réfugiés.

En 2015-16, lorsque l’Europe a dû faire face à une augmentation considérable du nombre de demandeurs d’asile, de nombreux États ont commencé à recourir à une (plus grande) diversité de modalités de traitement. Par exemple, l’Italie, la Grèce et l’Allemagne ont toutes introduit des modèles et d’autres outils pour traiter certains profils, tandis que de nombreux autres pays ont orienté différents types de demandes vers des modalités de traitement simplifiées ou autres. L’Allemagne est allée encore plus loin et a même aboli, pour un temps, les entretiens individuels pour certains demandeurs syriens et irakiens. La réorientation de ces cas n’aurait pas été possible s’il n’existait pas déjà de solides procédures d’enregistrement et des systèmes sophistiqués de gestion des cas, ainsi que la possibilité de former rapidement le personnel qui avait été recruté pour faire face à l’augmentation des demandes.[3] Parallèlement, afin que ces adaptations n’aient aucun impact négatif sur l’équité ou l’intégrité du processus de DSR, de nombreux États européens ont conservé ou même amélioré leurs procédures de contrôle ou d’assurance qualité.

Autre exemple plus récent, la décision prise en 2019 par le Comité national du Brésil pour les réfugiés (CONARE) de reconnaître plus de 21 000 Vénézuéliens (qui remplissaient certaines conditions) en se basant uniquement sur l’enregistrement de leurs demandes et sans exiger, comme c’est généralement le cas, qu’ils passent un entretien de DSR. Cette décision a été facilitée par les investissements importants effectués récemment par le Brésil dans sa plate-forme d’enregistrement SISCONARE, qui permet l’auto-enregistrement des demandes.

Bien qu’un grand nombre de ces adaptations aient été « forcées » par un changement externe relativement abrupt, la plupart ont été rendues possibles uniquement grâce à l’existence de structures institutionnelles adaptables. Par ailleurs, comme des procédures différenciées se sont progressivement développées, des directives et des politiques relatives à ces procédures ont été publiées dans l’objectif de trouver le bon équilibre entre les gains d’efficience apportés par ces adaptations et les autres caractéristiques permettant de garantir une procédure optimale. Ainsi, il existe aujourd’hui de nombreux exemples de bonnes pratiques pour guider les autorités dans la mise en œuvre de modalités différenciées tout en garantissant l’équité, l’efficacité et l’intégrité du traitement des cas de DSR.[4]

Par exemple, il est largement accepté que la reconnaissance collective (prima facie) doit uniquement être utilisée pour reconnaître le statut de réfugié tandis qu’en vertu du respect des procédures établies (équité), toute décision de débouter une demande doit se baser sur une évaluation individuelle de la DSR. Et même lorsqu’une évaluation individuelle a lieu, il est de plus en plus accepté que la demande écrite soit considérée comme conforme au droit du demandeur d’être écouté lorsque l’intention est de reconnaître la demande, dans la mesure où le demandeur est informé de cette intention et qu’il a également l’occasion de participer à un entretien s’il le désire. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) du Canada a élaboré des directives solides et détaillées sur les différentes catégories de procédures qu’elle applique, dont les demandes qui peuvent aboutir à une décision favorable sans audition, celles qui sont décidées suite à une brève audition ainsi que celles pour lesquelles une audition ordinaire, de plus longue durée, est requise.[5]

Facteurs essentiels favorisant l’adaptation

L’analyse des adaptations décrites ici et d’autres encore nous permet de mieux identifier les facteurs institutionnels communs dans lesquels les autorités devraient investir afin d’adapter efficacement et durablement leurs systèmes de DSR.

Presque tous les exemples susmentionnés mettent en lumière l’importance d’une solide collecte de données à l’étape d’enregistrement du processus de DSR, ainsi que d’une base de données permettant une gestion et une analyse efficace de ces informations afin de catégoriser les différents cas pour leur appliquer les modalités correspondantes. La participation de professionnels de l’aide juridique dès le début du processus de DSR et tout au long de celui-ci (comme c’est le cas en Suisse) peut rendre les processus plus justes et plus efficaces, mais aussi plus intègres en permettant d’identifier et de corriger rapidement les problèmes survenant dans une procédure nouvelle ou ayant été amendée. La présence de capacités dédiées aux recherches nécessaires portant sur le pays d’origine, comme c’est le cas au ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni, favorise l’identification des demandeurs pouvant présenter des profils de risque particuliers et qui devraient donc se voir appliquer des modalités de traitement particulières. Quant aux initiatives d’assurance qualité déployées par plusieurs États (à l’instar de l’Irlande et de la Suède) et, dans certains cas, par des régions entières (à l’instar de l’Amérique centrale et du Sud), elles permettent de conduire une évaluation continue des systèmes de DSR et de les adapter si nécessaire.

En revanche, les pays dont les systèmes de DSR sont moins facilement adaptables sur le plan institutionnel (et qui investissent donc moins dans l’innovation, l’évaluation et l’amélioration continue) ont généralement de moins bonnes capacités de réaction et changent donc plus lentement, même lorsque ce changement est nécessaire. Ils peuvent se caractériser par exemple par des systèmes électroniques de gestion des cas archaïques, obsolètes ou inflexibles, voire des systèmes de gestion manuelle des dossiers. D’autres pays ont mis en place des lois et/ou des réglementations rigides pour régir ces procédures, lesquelles peuvent uniquement être amendées par voie parlementaire. Par ailleurs, certains systèmes ne disposent pas de capacités dédiées de recherche sur les pays d’origine ou d’experts pouvant prendre les décisions de DSR, ce qui rend difficile de développer et de mettre en œuvre avec équité un système différencié de traitement des cas. Enfin, ces institutions sont également moins susceptibles de pouvoir mettre en place des mécanismes efficaces d’assurance qualité et d’évaluation.

COVID-19 : pressions et adaptations

Les mesures de santé publique introduites en conséquence de la pandémie de la COVID-19 ont fait apparaître un nouvel ensemble de défis auxquels il convient de s’adapter rapidement, peut-être plus rapidement que jamais. Les mesures de distanciation sociale et les restrictions de la liberté de mouvement s’appliquant à tous les segments de la société et littéralement mises en place du jour lendemain, rendent plus difficile le traitement des demandes, ne serait-ce que d’une seule personne.

Certains systèmes de DSR, du moins initialement, ne sont pas parvenus à s’adapter et ont dû temporairement cesser leurs opérations. Toutefois, même dans ce type de situation, de nombreux gouvernements (par exemple en Argentine, en Israël et en Afrique du Sud) ont prolongé la validité des documents/visas des demandeurs d’asile et/ou ont cessé d’imposer des amendes une fois ces documents expirés. Selon leur niveau de préparation et d’adaptabilité institutionnelle, d’autres États ainsi que le HCR ont rapidement modifié leurs procédures, principalement en transférant les interactions et les activités interpersonnelles en ligne. L’Office fédéral allemand des migrations et des réfugiés, par exemple, accepte dorénavant les demandes d’asile déposées par écrit, tandis que l’Équateur utilise des systèmes permettant, entre autres, l’enregistrement des demandes d’asile à distance.

Les États trouvent également des solutions pour que le personnel travaillant pour leurs autorités d’asile puisse continuer de remplir ses fonctions. Par exemple, le Commission des affaires techniques du Kenya, l’organe qui approuve les décisions suite aux recommandations d’asile, a organisé une séance de délibération en ligne. Parallèlement, au Canada, la CISR a publié un avis de pratique sur l’utilisation de signatures électroniques par ses membres, en précisant que ce changement ne contribue pas seulement à une plus grande efficacité durant la pandémie mais qu’il s’inscrit également dans les efforts de modernisation à plus long terme.

De son côté, le HCR s’est centré sur les considérations procédurières applicables dans le contexte de la pandémie, notamment les procédures relatives à la participation à distance des demandeurs et des interprètes lors des entretiens de DSR.[6] Là où les infrastructures technologiques le permettent, le HCR pilote également un système de traitement de la DSR à distance  pour les demandeurs d’asile au profil adapté, et a mis à jour ses directives sur les communications à distance avec les personnes relevant de sa compétence, qui incluent dorénavant des évaluations complètes pour vérifier si les applications de messagerie mobile et les logiciels utilisés répondent aux normes de protection des données en vigueur.

Alors que les changements provoqués par la COVID-19 sont probablement nécessaires pour permettre la poursuite de la RSD dans le contexte d’une pandémie et qu’ils pourraient entraîner des gains d’efficience sur le long terme, il est important de veiller à ce qu’ils ne soient pas mis en œuvre aux dépens de l’équité. C’est là que les deux éléments de l’adaptabilité institutionnelle interviennent : à la fois se préparer au changement et à l’amélioration continue, et assurer le suivi de ces changements vis-à-vis d’autres indicateurs.

Notamment, il est utile de noter qu’avant la pandémie, les tentatives d’adoption des procédures à distance n’ont pas toujours donné des résultats souhaitables et ont soulevé des préoccupations quant à leur impact sur les demandeurs. Par exemple, il y a quelques années, le Canada a commencé à organiser des entretiens de demande d’asile par vidéoconférence. Quelques années plus tard, une évaluation mettait en lumière des problèmes évidents avec différents aspects de la procédure, notamment les impacts potentiellement défavorables sur la capacité des demandeurs d’asile à communiquer efficacement et l’absence d’assistance fournie aux demandeurs lorsqu’ils arrivaient dans les installations de téléconférence ; elle a également souligné qu’il était peu conseillé de conduire des entretiens à distance pour les demandeurs souffrant de stress post-traumatique et/ou qui avaient été victimes de violences sexuelles ou de torture.[7] Même si la CISR a continué de recourir aux vidéoconférences dans certains cas, ses directives expliquent clairement qu’un suivi et des formations continues sont assurés en vue d’améliorer la procédure.[8] Plus récemment, en 2019, les tentatives de la Cour nationale du droit d’asile de France (l’instance d’appel pour la RSD en France) d’organiser certaines audiences en vidéoconférence ont suscité des protestations de la part des avocats, qui craignaient que cela ne porte préjudice aux demandes de leurs clients.

Il est encore trop tôt pour prédire quel impact cette période d’adaptation rapide due à la pandémie aura sur les systèmes de DSR sur le long terme. Ce qui est clair, toutefois, c’est qu’il est indispensable que toute adaptation soit évaluée pour s’assurer qu’elle améliore l’équité, l’efficacité ou l’intégrité du système de DSR (ou, du moins, qu’elle n’a pas d’impact négatif sur celles-ci). Pour les autorités, il s’agit également d’un moment opportun pour dresser un bilan et reconnaître que l’adaptabilité institutionnelle devrait être un objectif clé, qui permet aux systèmes de réagir rapidement aux changements tout en garantissant l’amélioration continue des procédures.

 

Elise Currie-Roberts curriero@HCR.org @EliseMcr
Responsable senior de la DSR, Division de la protection internationale du HCR, Genève

Sarah-Jane Savage savages@HCR.org @savage_sj
Responsable de la DSR, Bureau multi-pays du HCR, Afrique du Sud

www.HCR.org

Les points de vue exprimés dans cet article sont ceux des auteures et ne représentent pas forcément ceux du HCR.

 

[1] https://globalcompactrefugees.org/article/asylum-capacity-support-group

[2] www.unhcr.org/5c658aed4

[3] Les systèmes de ressources humaines rapidement modulables face à l’évolution des flux constituent également un élément clé d’une institution de DSR adaptable.

[4] Par exemple, UNHCR (2018) Fair and Fast: UNHCR Discussion Paper on Accelerated and Simplified Procedures in the European Union www.refworld.org/docid/5b589eef4.html;

UNHCR (2020) Aide-Memoire et glossaire concernant les modalités de traitement des dossiers, termes et concepts applicables à la détermination du statut de réfugié relevant du mandat du HCR
www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain/opendocpdf.pdf?reldoc=y&docid=5b333be54

[5] Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, fiches informatives « Demandes d’asile moins complexes : processus d’audience courte et processus d’examen du dossier »
https://irb-cisr.gc.ca/fr/fiche-information/Pages/demandes-dasile-moins-complexes.aspx

[6] Par exemple, UNHCR (2020) « Key Procedural Considerations on the Remote Participation of Asylum-Seekers in the Refugee Status Determination Interview » www.refworld.org/docid/5ebe73794.html

[7] CISR « Conclusions et recommandations de l’auteur », Utilisation de la vidéoconférence lors des audiences sur les demandes d’asile
https://irb-cisr.gc.ca/fr/transparence/revues-verifications-evaluations/Pages/Video.aspx

[8] Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Procédures et avis de pratique, « Utilisation de la vidéoconférence pour les audiences devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés du Canada »
https://irb-cisr.gc.ca/fr/legales-politique/procedures/Pages/Videoconf.aspx

 

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