Les défaillances d’un système « modèle » : la DSR au Canada

Le système canadien de détermination du statut de réfugié est souvent considéré comme un modèle. Et bien que de nombreux enseignements puissent être tirés de ses accomplissements, des leçons tout aussi nombreuses peuvent être tirées de ses défaillances.

Les rédacteurs de la Convention de 1951 relative au statut de réfugié devaient être épuisés après avoir négocié le contenu de la doctrine de protection des réfugiés. Il semblerait qu’il ne leur restait plus aucune énergie pour définir la façon dont le processus de détermination du statut de réfugié (DSR) devait se dérouler, si bien qu’ils ont simplement déclaré que les signataires devaient le concevoir conformément à leurs propres traditions juridiques.

Face à un tel défi, la réponse du Canada est souvent saluée comme un modèle pour le monde entier. En effet, le système de détermination du Canada compte de nombreux atouts notables. Les demandeurs peuvent expliquer leur parcours lors d’une audition complète en présence d’un arbitre professionnel, et non pas d’un fonctionnaire ou d’un agent des services frontaliers. Cet arbitre ne répond pas de ses décisions aux autorités et n’a aucune autre priorité concurrente, par exemple la protection des alliances politiques du pays ou la conservation de ses ressources. Les arbitres canadiens sont bien informés à propos du pays d’origine et ont pour instruction d’être sensibles aux vulnérabilités des demandeurs. Par ailleurs, au Canada, les représentants juridiques jouent un rôle important dans la plupart des audiences des réfugiés et le système fournit des interprètes ayant reçu une formation. Enfin, la majorité des demandeurs ont le droit de faire appel si leur demande est déboutée. Grâce à ces aspects progressifs et à bien d’autres encore, le système canadien reconnaît de nombreux réfugiés et en rejette par erreur beaucoup moins qu’il le ferait sinon.

Pourtant, ce système « modèle » aboutit régulièrement à des rejets qui sont à la fois déraisonnables et injustes, tandis que ses jugements sont tellement incohérents qu’ils en deviennent arbitraires. Cela s’explique notamment par les raisons suivantes : les architectes du système canadien ont depuis longtemps perdu de vue son objectif fondamental, ils ne se sont jamais engagés à baser leurs raisonnements sur des preuves tangibles et ils ne parviennent pas à s’accorder sur la réponse à donner à la question fondamentale qui sous-tend ce type de décision juridique.

Évaluation des risques

La DSR est une évaluation des risques. L’évaluateur à une tâche à remplir : évaluer le danger qui menace le demandeur s’il est renvoyé dans son pays. C’est là qu’apparaît la première grande défaillance du modèle canadien. Selon la tradition juridique du Canada basée sur le principe de common law, comme dans de nombreuses juridictions similaires, les décisions administratives sont prises en deux temps. Premièrement, les arbitres jugent chaque allégation et acceptent comme « fait établi » toutes celles (et seulement celles) qu’ils estiment être « probablement vraies » selon la prépondérance des probabilités. Ensuite, ils émettent leur décision judiciaire en se basant sur ces « faits » acceptés.

Imaginez que vous utilisiez ce type d’approche pour décider si vous devez ou non consommer un champignon sauvage. Vous pensez qu’il s’agit probablement d’une chanterelle, donc c’est une chanterelle. Il s’agit maintenant d’un fait établi. Et comme vous êtes à peu près sûr que les chanterelles sont comestibles, manger ce champignon présenterait très peu de risques. Dans la vie réelle, votre niveau de certitude quant à la proposition que le champignon est « probablement » une chanterelle, ainsi que tout doute éventuel qui pourrait subsister dans votre esprit, seraient déterminants pour décider de le manger en toute sécurité. Le terme « probablement » couvre un large éventail de possibilités allant de « aussi probable qu’improbable » à « presque certainement ». Mais ce qui fait toute la différence, c’est le niveau auquel se situe votre « probablement » dans cette fourchette de signification. Lorsque nous évaluons les risques, nous devons également évaluer notre niveau d’incertitude. Mais au Canada, dans le cadre de l’audition d’un réfugié, cette incertitude disparaît. Tout ce que l’arbitre considère comme probablement vrai devient certainement vrai, même s’il existe une bonne chance que ce soit faux. Et tout ce qu’il considère comme probablement faux devient certainement faux, même s’il existe une bonne chance que ce soit vrai. Qui plus est, la possibilité que les arbitres canadiens se trompent dans leurs hypothèses (par exemple, que le champignon ne soit pas une chanterelle et qu’il soit en fait vénéneux) est exacerbée par l’incapacité totale du système à promouvoir un mode de raisonnement basé sur des faits tangibles.

Preuves et plausibilité

Les arbitres canadiens examinent les preuves, bien sûr : ils étudient les déclarations et les documents du demandeur, les informations sur le pays d’origine et parfois le dossier établi par les autorités ou les témoignages de tiers. Mais pour décider des conclusions à tirer de ces preuves, les arbitres se laissent uniquement guider par leur bon sens, qui est souvent contraire aux meilleures recherches de sciences sociales disponibles.

Par exemple, le bon sens des arbitres canadiens leur indique fréquemment que nous conservons des souvenirs précis et cohérents de nos expériences, que nous pouvons faire défiler dans notre esprit comme une vidéo. Selon cette théorie, si un demandeur ne parvient pas à se rappeler clairement des dates, des heures, de la fréquence ou encore de la chronologie des événements décrits, ou si son témoignage contient d’autres types d’erreurs, de lacunes ou d’incohérences mineures, il est alors raisonnable d’en déduire qu’il doit avoir inventé son histoire. Et pourtant, depuis plusieurs décennies, un axe majeur de l’étude de la psychologie cognitive a consisté à documenter en détail à quel point nos souvenirs sont incomplets, faillibles et instables, y compris nos souvenirs autobiographiques du quotidien – sans mentionner les souvenirs traumatisants et les souvenirs des personnes souffrant d’un traumatisme.[1]

De la même manière, les arbitres canadiens partent généralement de l’hypothèse que lorsqu’un danger survient, les personnes menacées prendront rapidement des mesures efficaces pour se protéger. Si le demandeur a persévéré pendant un certain temps avant de décider de fuir, s’il a hésité à demander l’asile lorsqu’il est enfin arrivé en lieu sûr, s’il a jamais osé retourner chez lui, alors l’histoire qu’il raconte doit sûrement être un mensonge. Sinon, si le danger avait été bien réel, il aurait agi autrement, c’est-à-dire « de manière plus sensée ». J’ai récemment analysé 300 rejets rédigés par des arbitres canadiens. Dans près des deux tiers des décisions où l’arbitre avait conclu que le demandeur mentait, cette conclusion reposait, au moins en partie, sur l’impression que la réaction du demandeur face à un danger supposé semblait trop déraisonnable pour être crédible.[2]

Le système des réfugiés du Canada fournit à ses arbitres des centaines de milliers de pages d’informations sur les pays d’origine pour les aider à bien faire leur travail, et pourtant il ne fournit aucune information sur les preuves provenant de la recherche en sciences sociales qui expliquent comment les personnes pensent et agissent. Rien ne peut excuser un tel manquement. Les arbitres ont besoin de ce genre d’information pour prendre des décisions justes et savoir comment distinguer, par exemple, les défaillances plausibles et non plausibles de la mémoire ou les réactions plausibles et non plausibles face à un risque.

Quelle erreur est la plus grave ?

Un aspect peut-être plus fondamental encore, c’est que le droit des réfugiés du Canada, de même que le droit international des réfugiés, n’est pas parvenu à répondre à la question la plus importante qui se trouve au cœur de ce type de décision juridique, à savoir : quel est le mauvais type d’erreur dans une décision de DSR ? Deux erreurs possibles peuvent intervenir à tout moment lorsqu’un responsable doit décider s’il doit accepter ou non une allégation dans un contexte d’incertitude. Il risque de rejeter une allégation véridique ou d’accepter une fausse allégation. Quel type d’erreur serait la plus grave ?

Le ratio de Blackstone est l’une des maximes les plus célèbres du common law anglo-américain : « Que dix coupables échappent à la justice, plutôt que souffre un seul innocent. »[3]À travers les âges, les architectes de ce corpus de lois ont toujours été fermement persuadés que condamner un innocent était le mauvais type d’erreur et, en conséquence, le common law anglo-américain rend la tâche de l’accusation particulièrement difficile : non seulement l’État assume le fardeau de la preuve, mais en plus le niveau de preuve exigé est particulièrement élevé. Par conséquent, en principe et en vertu du ratio de Blackstone, l’accusation doit payer le prix de l’incertitude des juges et des jurés.

Le droit international des réfugiés devrait, dans le cadre de la Convention, imposer l’impératif de résoudre quelque doute que ce soit en faveur du demandeur et ce, pour un éventail de raisons juridiques et éthiques.[4] Il devrait affirmer haut et fort qu’il est plus grave de refuser de protéger un demandeur qui en a besoin plutôt que d’accorder une protection à un demandeur qui n’en a pas besoin. Mais en l’absence d’une prise de position suffisamment claire de la Convention à cet égard, les créateurs du droit des réfugiés canadien (c’est-à-dire, les juges des cours fédérales canadiennes) sont divisés sur la question. Certains s’inquiètent avant tout de renvoyer des réfugiés dans leur pays où ils risquent d’être persécutés. D’autres s’inquiètent plutôt de la possibilité d’octroyer un avantage à une personne qui ne le mérite pas. Par conséquent, au fil du temps, leurs jugements ont fini par construire des paysages juridiques parallèles : un premier qui résout les doutes en faveur des demandeurs et un second qui le fait à leurs dépens. Les arbitres canadiens sont libres de choisir, dans chaque cas et pour un quelconque motif, d’utiliser l’un ou l’autre de ces corpus de lois. Dans de telles circonstances, il n’est donc pas surprenant d’observer « d’immenses disparités » entre les taux d’octroi du statut de réfugié des arbitres canadiens.[5] Mais lorsqu’un système juridique donne aux évaluateurs le pouvoir discrétionnaire de décider et de choisir les motifs sur lesquels baser leur décision, les êtres humains qui en dépendent sont vulnérables aux abus.

Le système des réfugiés du Canada est l’un des meilleurs au monde, et son modèle décisionnel est un très bon point de départ pour ouvrir un débat sur la bonne manière de conduire la DSR. Ce système compte beaucoup de points positifs et accorde une protection à de très nombreux demandeurs qui en ont besoin. Et pourtant, il refuse également certaines demandes pour de mauvaises raisons. Ainsi, tout pays qui souhaiterait émuler ce système devrait d’abord chercher à en comprendre la raison et à améliorer les choses.

 

Hilary Evans Cameron h.evanscameron@ryerson.ca
Professeure adjointe à la Faculté de droit de Ryerson University www.ryerson.ca

 

[1] Hilary Evans Cameron, (2010) « Refugee Status Determinations and the Limits of Memory », International Journal of Refugee Law 22
https://academic.oup.com/ijrl/article/22/4/469/1520136

[2] « Credibility assessment in refugee hearings: A quantitative study and a way forward » : projet de recherche de l’auteur, financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, résultats à paraître.

[3] Volokh A (1997) « n Guilty Men », University of Pennsylvania Law Review 146
https://scholarship.law.upenn.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=3427&context=penn_law_review

[4] Hilary Evans Cameron (2018) Refugee Law’s Fact-finding Crisis: Truth, Risk, and the Wrong Mistake, Cambridge University Press

[5] Rehaag S (2019) « 2018 Refugee Claim Data and IRB Member Recognition Rates » https://ccrweb.ca/en/2018-refugee-claim-data

 

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