Reconnaissance collective des Vénézuéliens au Brésil : ce nouveau modèle est-il adéquat ?

Le Brésil a utilisé la reconnaissance collective du groupe pour accorder le statut de réfugié à plus de 45 700 Vénézuéliens. Les pratiques et les technologies concernées pourraient bien représenter un nouveau jalon dans la protection des réfugiés mais des inquiétudes subsistent quant aux limites de la procédure et à son manque de prise en considération des vulnérabilités.

Le Brésil a proposé aux Vénézuéliens déplacés qui sont entrés dans le pays depuis 2015 deux voies légales. La première consiste à obtenir un permis de séjour et la seconde à obtenir le statut de réfugié. 

La régularisation du statut juridique des Vénézuéliens par l’octroi de permis de séjour se fonde sur la règlementation fédérale en vigueur au Brésil à l’égard des ressortissants des pays avec lesquels il partage des frontières ; elle reflète l’accord de résidence du MERCOSUR qui permet aux ressortissants des États membres de vivre dans d’autres pays d’Amérique du sud de ce bloc commercial régional. Le Brésil applique le permis de résidence pour cause de partage des frontières aux pays qui ne sont pas membres du MERCOSUR, ou qui comme le Venezuela, n’ont pas accepté l’accord sur la résidence qui fait partie de l’adhésion au MERCOSUR[1]. Le permis de séjour qui s’applique aux Vénézuéliens est initialement valable pour deux ans, après quoi il peut être renouvelé. Si le renouvellement est approuvé (sous réserve que le demandeur apporte la preuve qu’il ou elle dispose de moyens de subsistance et possède un casier judiciaire vierge), le permis de séjour peut devenir valable indéfiniment. En vertu de ce permis de séjour, les Vénézuéliens disposent instantanément de documents et peuvent faire des allers-retours au Venezuela s’ils le souhaitent.  

Les Vénézuéliens qui fuient au Brésil peuvent également accéder au statut de réfugié. En vertu de la loi 9474/97, les règles et la procédure de détermination du statut de réfugié (DSR) sont les mêmes pour les Vénézuéliens que pour les réfugiés d’autres nationalités. Les demandes d’asile sont évaluées par le Comité national pour les réfugiés (Comitê Nacional para os Refugiados, CONARE). La demande du statut de réfugié donne également lieu à la délivrance de documents renouvelables tant que dure la procédure de DSR et dont la validité devient indéfinie si le statut de réfugié est accordé. Toutefois, contrairement aux personnes titulaires d’un permis de séjour, les personnes ayant un statut de réfugié ou ayant déposé une demande ne peuvent retourner dans le pays qu’elles ont fui sans risquer de perdre les mesures de protection accordées aux réfugiés.

Il appartient aux Vénézuéliens d’évaluer leurs options et de choisir entre ces deux voies juridiques. Toutefois, ils doivent souvent faire ce choix peu de temps après leur arrivée au Brésil (principalement dans l’État frontalier de Roraima), ce qui peut les amener à prendre des décisions hâtives et mal informées.

Reconnaissance collective du groupe en tant que réfugié

En juin 2019, le CONARE a reconnu l’existence de violations flagrantes et généralisées des droits de l’homme au Venezuela, permettant ainsi l’application du concept régional latino-américain de réfugié[2]. Cela, à son tour, a permis l’application (pour la première fois depuis l’entrée en vigueur de la loi brésilienne sur les réfugiés de 1997) de la reconnaissance collective du statut de réfugié. La reconnaissance collective du groupe – également connue sous le nom de reconnaissance prima facie – signifie que si un demandeur d’asile appartient au groupe reconnu, sa demande est simplement intégrée à la reconnaissance collective qui englobe tous les membres de ce groupe particulier. Au Brésil, cependant, la reconnaissance de groupe est déterminée par l’utilisation d’une technologie qui permet une évaluation plus précise.

Selon le CONARE[3], un outil d’exploitation des données a été utilisé pour collecter les empreintes digitales des demandeurs d’asile, puis pour cartographier les demandes d’asile. Cette technologie a comparé les informations figurant dans les demandes d’asile des Vénézuéliens avec plus d’un million de mouvements migratoires, avec des milliers de dossiers de Vénézuéliens résidant déjà dans le pays et avec 350 000 demandes de migration déposées auprès du ministère de la Justice (qui héberge le CONARE). Pour identifier les personnes admissibles, l’outil – selon le CONARE – aurait également recherché les cas de personnes de plus de 18 ans, ressortissants vénézuéliens, sans permis de séjour au Brésil, n’ayant pas quitté le Brésil et non soumis à des clauses d’exclusion.  

Cette procédure de DSR a été effectuée une première fois en décembre 2019 et elle a conduit à la reconnaissance de 21 000 Vénézuéliens comme réfugiés ; elle a été répétée en janvier 2020 et a abouti à 17 000 nouvelles reconnaissances, et elle a enfin été utilisée à nouveau en août 2020, aboutissant à plus de 7 7000 reconnaissances supplémentaires. Avec plus de 45 700 personnes reconnues de cette manière, les Vénézuéliens constituent de loin le groupe le plus important de réfugiés au Brésil, et le pays compte maintenant le nombre le plus élevés de réfugiés vénézuéliens reconnus d’Amérique Latine.

Questions et préoccupations

Des questions ont toutefois été soulevées concernant la technologie utilisée au cours de ce processus ; la société civile et les universitaires ont demandé des informations pour savoir si des applications télématiques[4] ont été utilisées. Ils ont également demandé des informations sur les critères de filtres utilisés – par exemple, sur l’utilisation de critères de priorité dans les filtres de reconnaissance des groupes, notamment des critères de vulnérabilité, et si la date d’arrivée au Brésil avait été prise en considération (car plus l’attente est longue, plus les vulnérabilités accumulées peuvent être importantes). Jusqu’à présent, le gouvernement n’a pas apporté de précisions supplémentaires sur cette procédure de DSR, ce qui, à son tour, soulève des questions de transparence. En ce qui concerne la protection de la vie privée des individus, aucune explication n’a été donnée quant à savoir si les informations personnelles des demandeurs d’asile sont utilisées (ou peuvent être utilisées) à d’autres fins que la DSR.

En avril 2020, le CONARE a reconnu 772 enfants vénézuéliens comme réfugiés mais le processus et les critères utilisés n’ont pas été divulgués, à l’exception du fait que la réunion du CONARE s’est tenue en ligne en raison de la pandémie de COVID-19 et que les enfants étaient tous apparentés à des Vénézuéliens déjà reconnus comme réfugiés au Brésil. Il n’est pas clair s’il s’agissait d’un autre cas de reconnaissance de groupe (ce qui signifierait un changement des filtres que le CONARE affirmait utiliser puisqu’auparavant, la condition « âgé de plus de 18 ans » s’appliquait) ou si les parents des enfants faisaient partie des 38 000 personnes reconnues précédemment à l’aide de l’outil d’exploitation des données. On ne sait pas non plus si les enfants ont simplement été reconnus par extension du statut de réfugié d’un membre de leur famille (comme le prévoit la loi 9474/97) ou si des processus nouveaux et indépendants ont été élaborés permettant d’évaluer de nouvelles demandes.

Même si, comme le prétend le CONARE, la pratique de la reconnaissance de groupe a raccourci le processus de DSR de deux ans, il restait encore plus de 193 000 demandes (dont près de 54 % émanaient de Vénézuéliens) à examiner en mai 2020[5] et rien n’indique encore si le processus de reconnaissance de groupe  (et l’utilisation du même outil d’exploitation des données et/ou des mêmes critères) sera désormais la norme pour tous les Vénézuéliens. Il semble également pertinent d’observer qu’il a fallu plus de quatre ans au Brésil (à travers une succession de gouvernements d’appartenances politiques diverses) depuis le début de l’afflux d’un total de 500 000 Vénézuéliens pour appliquer, non seulement la reconnaissance de groupe, mais aussi le concept régional de réfugié à ce contexte de déplacement. En outre, il est révélateur d’apprendre – selon ce qui a été divulgué – qu’aucune vulnérabilité spécifique comme le sexe, le handicap, les caractéristiques sociales ou tout autre besoin accru de protection internationale ne semble avoir été prise en considération dans les critères utilisés. Une autre préoccupation concerne les membres des populations indigènes du Venezuela qui demandent le statut de réfugié au Brésil. En effet, il n’existe aucune information quant à leur inclusion ou leur admissibilité potentielle à la reconnaissance du groupe. Un fait qui reflète potentiellement un manque de prise en compte de l’une des catégories de population les plus vulnérables dans ce flux de déplacement vénézuélien.

Toutes ces interrogations contribuent à un manque de clarté à l’heure de considérer véritablement ce processus comme une reconnaissance de groupe – ou, au contraire, comme une détermination en masse ou « en bloc » d’une série de décisions individuelles de DSR. S’il s’agit effectivement d’une reconnaissance de groupe, celle-ci constituerait une étape déterminante dans l’histoire largement applaudie de la protection[6] des réfugiés au Brésil, et elle pourrait également conduire à une protection accrue des Vénézuéliens déplacés. Dans les deux cas de figure, davantage de transparence sur la manière dont cette technologie est appliquée et un engagement global en faveur de la protection sont nécessaires pour que le modèle puisse être considéré comme adéquat.  

 

Liliana Lyra Jubilut lljubilut@gmail.com 
Professeure, Université Catholique de Santos www.unisantos.br 

João Carlos Jarochinski Silva joao.jarochinski@ufrr.br
Professeur, Université fédérale de Roraima http://ufrr.br  

 

[1] Pour des informations plus détaillées sur le statut juridique des Vénézuéliens au Brésil, voir, par exemple,  Jubilut L L et Jarochinski Silva J C (2018) ‘Venezuelans in Brazil: Challenges of Protection’, E-International Relations
https://www.e-ir.info/2018/07/12/venezuelans-in-brazil-challenges-of-protection/

[2] Voir Jubilut L L, Vera-Espinoza M et Mezzanotti G (2019) ‘The Cartagena Declaration at 35 and Refugee Protection in Latin America’, E-International Relations
https://www.e-ir.info/2019/11/22/the-cartagena-declaration-at-35-and-refugee-protection-in-latin-america/ bit.ly/EIR-Cartagena-2019 et Blouin C, Berganza I et Feline Freier L (2020) ‘The spirit of Cartagena? Applying the extended refugee definition to Venezuelans in Latin America’, Revue Migrations Forcées, numéro 63 www.fmreview.org/cities/blouin-berganza-freier

[3] www.gov.br/mj/pt-br/assuntos/noticias/conare-reconhece-como-refugiados-17-mil-venezuelanos (Portuguese only)

[4] Fusion entre télécommunications et informatique.

[5] Delfim R B (août 2020) ‘Mais 7,7 mil Venezuelanos são reconhecidos como refugiados pelo Brasil’,MigraMundo
https://www.migramundo.com/mais-77-mil-venezuelanos-sao-reconhecidos-como-refugiados-pelo-brasil/amp/

[6] HCR (6 décembre 2019) « Le HCR se félicite de la décision du Brésil de reconnaître des milliers de Vénézuéliens en tant que réfugiés ».
www.unhcr.org/news/briefing/2019/12/5dea19f34/unhcr-welcomes-brazils-decision-recognize-thousands-venezuelans-refugees.html

 

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