Explorer le transfert de la DSR du HCR aux États

Le transfert de la responsabilité relative à la détermination du statut de réfugié du HCR aux États est un processus compliqué qui est rarement rapide ou sans heurts. La réussite d’un transfert de responsabilité – et la capacité de parvenir à l’objectif global qui consiste à offrir une protection adéquate aux réfugiés – dépend de nombreux facteurs.

C’est aux États qu’incombe en premier lieu la responsabilité des réfugiés – et donc de la détermination du statut de réfugié (DSR) – mais le HCR procède à la DSR lorsque les États ne veulent pas ou sont moins en mesure de le faire. Sur une période de 20 ans (1998 à 2018), il y a eu une forme ou une autre de transfert de DSR entre le HCR et au moins 30 pays[1]. En outre, dans le cadre du Pacte mondial pour les réfugiés, le HCR a mis en place un Groupe de soutien aux capacités en matière d’asile pour aider un plus grand nombre d’États à créer ou développer leur propre système nationale de DSR au cours des années à venir.

Malgré cette tendance significative, il n’y a pas eu d’examen systématique des transferts de responsabilité afin d’évaluer et de comparer la qualité du processus décisionnel et la qualité de la protection avant et après. La plupart des documents disponibles à ce sujet sont des rapports d’évaluation produits par le HCR lui-même[2] qui ont tendance à ne pas évaluer les implications en termes de prise de décision, et plus généralement, en termes de protection des réfugiés ; ils ne tiennent pas non plus compte de l’opinion de tous les acteurs pertinents, notamment des gouvernements, des ONG et des organisations de la société civile (OSC), et plus important encore, des demandeurs d’asile et des réfugiés. Il existe très peu d’études indépendantes sur le sujet.  

Notre projet de recherche[3] « Reconnaitre les réfugiés » a examiné les pratiques en vigueur au Kenya et en Turquie, deux États où le HCR a récemment « passé le relais et confié » la DSR aux autorités nationales. Même s’il est certain que ce bref article ne puisse pas fournir une vue d’ensemble exhaustive, et que les éléments distincts impliqués dans les différents transferts soient susceptibles de varier, il aborde certaines des questions relatives aux transferts, en les examinant à la lumière des processus de transition en cours dans ces deux pays.

Question 1 : Le transfert de la DSR réduira-t-il la charge financière du HCR ?

Même si les gouvernements sont disposés à prendre en charge la DSR, ils ne sont pas aussi prêts à en assumer tous les coûts associés. Par exemple, depuis 2014, date à laquelle la transition au Kenya a véritablement débuté, le HCR a financé la plupart des opérations du Secrétariat aux affaires des réfugiés (Refugee Affairs Secretariat – RAS), y compris la rémunération et la formation du personnel, l’installation des infrastructures nécessaires et le transfert de la base de données de la DSR. À ce jour, une majorité du personnel opérationnel du RAS n’est toujours pas rémunérée par le gouvernement ; il s’agit de membres du personnel affectés à des projets dont les salaires sont payés par le HCR. Certains membres du personnel ont déclaré que cette incertitude et cette insécurité de l’emploi affectaient leur dévouement au travail et qu’ils continuaient à chercher de meilleures opportunités d’emploi ailleurs. La répercussion de cet état de fait est que le gouvernement risque de pas pouvoir retenir le personnel bien formé, ce qui entretient un besoin permanent de formation du personnel.

En Turquie, malgré un transfert officiel de la DSR en septembre 2018, le budget du HCR consacré à la détermination du statut n’a cessé d’augmenter. Selon les statistiques du HCR, en 2018 ses dépenses liées à la détermination du statut étaient de 341 808 dollars US; après la déclaration officielle de la passation de la DSR, ce chiffre a dépassé 1 million de dollars US en 2019, et en 2020, le budget du HCR pour la DSR était de plus de 5 millions de dollars. En effet, en 2018, le HCR devait encore s’atteler à examiner 3470 dossiers déjà en cours d’évaluation et a pris en charge 2640 demandes supplémentaires à traiter dans le cadre des procédures fusionnées de DSR et de réinstallation[4].

Question 2 : avec quelle rapidité et dans quelle mesure la DSR peut-elle être entièrement transférée ?

Même si le terme « transfert » suggère une situation de prise en charge intégrale de la DSR, dans la pratique, il s’agit souvent d’un processus progressif dont les dates de début et de fin sont rarement définies. Même dans les cas du Kenya et de la Turquie où les autorités publiques ont pris en charge la DSR, le transfert des tâches est encore en cours, avec souvent des lignes floues concernant la division du travail.

En juillet 2019, le HCR n’effectuait plus la DSR dans le camp de Kakuma au Kenya, sauf pour fournir une assistance technique au personnel du Secrétariat aux affaires des réfugiés. À Nairobi, cependant, les deux institutions traitaient les demandes en attente tout comme les nouvelles demandes. Quand bien même, cette stratégie administrative visait sur le plan pratique à partager les responsabilités de manière équitable, elle a créé une confusion pour les demandeurs d’asile et les réfugiés quant à savoir qui traitait leurs dossiers. Une division basée sur des dates butoirs clairement définies aurait permis au HCR de se consacrer à purger ses dossiers en attente et au gouvernement de traiter les cas plus récents, permettant ainsi aux demandeurs d’asile de savoir à quoi s’en tenir sur l’institution qui traiterait leur demande.

En Turquie, le transfert est prévu depuis l’adoption en 2013 de la nouvelle loi sur l’asile turque, la loi n° 6458 sur les étrangers et la protection internationale. Le HCR a initié en 2015 « un transfert progressif de l’enregistrement et de la détermination du statut de réfugié » pour les réfugiés qui ne sont pas syriens[5] et une directive gouvernementale du 23 juin 2018 a établi les procédures de travail de ses bureaux de protection internationale, appelés Centres de décision. Cependant, après le transfert officiel de responsabilité en septembre 2018, il est apparu que l’infrastructure nécessaire n’était pas prête ; par exemple, il n’y avait pas assez de travailleurs sociaux correctement formés pour assurer la DSR.

Le HCR a continué de travailler avec la Direction générale de la gestion des migrations (Directorate General of Migration Management - DGMM) à l’établissement et au renforcement des Centres de décision à Ankara et à Istanbul et des équipes mobiles, et il s’occupe de l’ouverture d’un nouveau Centre régional de décision à Van. Le HCR a également continué d’assurer la formation sur les procédures de DSR, l’évaluation des preuves, l’utilisation des informations sur les pays d’origine et les techniques d’entretien. Le changement fréquent de personnel dans les Centres de décision est un obstacle majeur et en conséquence, le besoin de former les nouveaux employés est constant. Le processus de transfert se poursuivra probablement au cours des prochaines années, à moins que le gouvernement ne décide qu’il n’a plus besoin de l’aide du HCR en matière de formation.

Question 3 : le transfert de la DSR aux autorités de l’État permettra-t-il un meilleur accès aux droits et à la protection ?

Le HCR fait valoir que « dans la mesure où seuls les États sont en position d’assurer une protection globale des réfugiés et d’offrir des solutions durables, la prise en charge par les États de la responsabilité de la DSR de manière durable est essentielle[6] ». On pourrait argumenter que les gouvernements sont plus enclins à respecter les décisions prises par leurs propres agences, et donc qu’ils seront plus susceptibles d’accorder des droits et des avantages à des réfugiés reconnus dans le cadre d’un système gouvernemental de DSR. Toutefois, cela dépendra bien entendu, et en grande partie, du sérieux avec lequel le département d’État chargé des questions de réfugiés prendra son mandat de protection des réfugiés. En outre, la DSR lorsqu’elle est menée par le gouvernement comprend généralement des mécanismes indépendants de recours ou de révision ; le processus de recours de la DSR du HCR, par contre, n’implique pas de supervision indépendante et ne peut donc pas être contesté devant les tribunaux. Un transfert de responsabilité aurait donc pour effet d’améliorer la protection des réfugiés – mais uniquement dans les États où il existe un degré relativement élevé d’indépendance judiciaire et d’État de droit.

Les transferts ont généralement lieu lorsque l’État d’accueil a ses propres raisons politiques pour vouloir être perçu comme responsable de la DSR, notamment pour montrer qu’il exerce davantage d’autorité ou de contrôle dans le cadre d’un programme sécuritaire. Après avoir pris la DSR en charge, le gouvernement kenyan a mis fin, par exemple, à la reconnaissance officielle des nouveaux demandeurs d’asile somaliens à Dadaab et, au lieu de cela, a commencé à les « profiler », c’est-à-dire à les enregistrer manuellement. Il est rare que la protection, en tant que telle, soit le seul motif qui pousse un gouvernement à prendre le relais de la DSR. Le HCR dispose de peu de moyens de pression face à la demande d’un État qui veut reprendre la responsabilité de la DSR, même s’il a des réserves quant aux intentions de cet État en matière de protection.

Dans certains cas, les ONG et les OSC peuvent intervenir pour faire pression et défendre les droits des réfugiés. Au Kenya, par exemple, elles ont fait pression pour que les documents des réfugiés soient reconnus et leur permettent d’obtenir une assistance financière et un accès au régime national d’assurance maladie. Pourtant, certains droits comme la liberté de circulation et le droit au travail, continuent d’être restreints. Les ONG et les OSC restent néanmoins en première ligne pour plaider en faveur d’une nouvelle loi sur les réfugiés qui étendraient encore davantage la protection substantielle accordée aux réfugiés au Kenya. De même, en Turquie, les ONG ont fait activement pression en faveur des droits des réfugiés mais les restrictions sont maintenues, principalement en ce qui concerne l’accès au droit du travail. En outre, il semblerait que les ONG internationales fassent l’objet de pressions et de surveillance de la part des autorités de l’État. Les négociations de transfert dans les deux pays ont largement exclu les ONG et les OSC locales, même si au Kenya, certaines d’entre elles ont été consultées à postériori par le HCR lors de son évaluation de la transition[7].

Comme le montrent les cas du Kenya et de la Turquie, le transfert de la DSR aux États ne réduit pas nécessairement ou immédiatement la charge financière du HCR, pas plus qu’il ne s’agit nécessairement d’un processus rapide, ni d’un processus qui garantit automatiquement un niveau adéquat de protection aux réfugiés. Au Kenya comme en Turquie, le transfert est encore un travail en cours, un processus qui mérite d’être suivi de près.

 

Caroline Nalule caroline.nalule@qeh.ox.ac.uk
Chargée de recherche

Derya Ozkul derya.ozkul@qeh.ox.ac.uk
Chargée de recherche

Centre d’Études sur les Réfugiés, Université d’Oxford www.rsc.ox.ac.uk

 

[1] Selon les statistiques annuelles du HCR, il y a eu un transfert de la DSR du HCR vers les gouvernements de l’Angola, de la Bosnie-Herzégovine, du Burundi, du Cambodge, de la Colombie, de Chypre, de la République démocratique du Congo, du Timor Oriental (Timor Leste), de l’Équateur, du Salvador, du Gabon, du Guatemala, de la Guinée, de la Guinée-Bissau, du Kenya, de Malte, du Mexique, du Nicaragua, du Niger, du Pérou, de la République de Corée, de la République de Moldavie, du Rwanda, de la Serbie et du Monténégro/Kosovo, du Sierra Leone, du Soudan du Sud, du Togo, de l’Uruguay, de Vanuatu et du Venezuela. Bien que cela ne soit pas encore reflété dans les statistiques existantes, un transfert a également officiellement eu lieu en Turquie.

[2] Par exemple, HCR (2015) Building on the foundation: Formative Evaluation of the Refugee Status Determination (RSD) Transition Process in Kenya www.unhcr.org/uk/research/evalreports/5551f3c49/building-foundation-formative-evaluation-refugee-status-determination-rsd.html bit.ly/UNHCR-Building-on-foundation.

[3] Ce projet fait partie du projet Refugees are Migrants: Refugee Mobility, Recognition and Rights (RefMig), un lauréat du prix Horizon 2020 financé par le Conseil européen de la recherche (numéro d’allocation 716968).

[4] https://reporting.unhcr.org/turkey

[5] HCR (2015) Global Appeal 2015 Update: Turkey www.unhcr.org/5461e60c52.pdf

[6] HCR, Comité exécutif du Programme du Haut-Commissaire, 66ème réunion du Comité permanent, « Détermination du statut de réfugié », 31 mai 2016, EC/67/SC/CRP.12.
www.refworld.org/pdfid/57c83a724.pdf

[7] HCR (2015) Building on the foundation, supra note 2, paras 183–187.

 

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