La réalité des transitions

Pour s’attaquer aux causes profondes du déplacement forcé et apporter des solutions durables aux réfugiés, aux PDI et aux rapatriés, il est nécessaire d’acquérir une compréhension plus nuancée des moteurs de la violence et des transitions de la guerre à la paix.

Il existe une multitude de raisons bien connues qui entravent l’engagement des acteurs du développement dans les situations de déplacement forcé et prolongées. Alors que des facteurs tels que la différence des mandats, des modalités institutionnelles, des instruments de financement et des cycles de programmation entre les communautés de l’humanitaire et du développement ont contribué à la création et à la perpétuation d’un « fossé entre humanitaire et développement », peu d’attention a été portée aux fragiles fondations conceptuelles des « ponts » et des « liaisons » entre l’aide humanitaire et l’aide au développement, et leur manque de données empiriques. Les obstacles à l’engagement d’autres parties prenantes afin de prévenir les déplacements ou d’y répondre, notamment les acteurs du développement et politiques, sont avant tout conceptuels, de même que les obstacles à la conception et à la mise en œuvre de stratégies communes humanitaire-développement.

Bien qu’il soit de plus en plus souvent reconnu que les transitions entre l’intervention d’urgence et l’aide au développement ne doivent pas être linéaires, le concept de « transfert de responsabilités » entre acteurs humanitaires et acteurs du développement reste présent et continue d’être appliqué. Cette situation est principalement due à un manque de compréhension des moteurs de la violence et du processus de transition de la guerre à la paix. En effet, les analystes et les praticiens s’interrogent rarement sur le phénomène qui se trouve au centre de concepts tels que « faire le lien entre le secours et le développement » : à savoir, la transition de la guerre à la paix. L’idée de « ponts » et de « liaisons » s’appuie sur des hypothèses erronées concernant ces transitions, des hypothèses qui ne sont pas fondées sur la réalité complexe des pays sortant d’un conflit et d’une crise. Par conséquent, les interventions axées sur une telle approche ne peuvent pas répondre et réagir à l’imprévisibilité des transitions et à leurs multiples variables.

Afin de comprendre pourquoi un séquençage linéaire de l’aide humanitaire et de l’aide au développement est inutile et contre-productif, il est primordial d’analyser avant tout les moteurs de la violence et du déplacement. Cela nous permettra de comprendre pourquoi les violences se poursuivent dans les contextes dits « post-conflit », ce qui nous permettra ensuite d’interpréter de manière plus nuancée les transitions de la guerre à la paix.

Continuités et cycles

Dans de nombreux conflits, l’objectif des groupes armés et des autres acteurs est de prolonger les violences en vue de gains économiques (et politiques), plutôt que d’obtenir une victoire immédiate. Cependant, les visées économiques ne suffisent pas à expliquer pourquoi les violences peuvent se poursuivre en « temps de paix ». Il convient de prêter une plus grande attention aux difficultés socio-économiques des communautés, qui sont souvent ignorées alors qu’elles jouent un rôle crucial dans le déclenchement et la perpétuation des violences. En effet, un niveau élevé de violence est l’une des caractéristiques récurrentes de la plupart des pays sortant d’un conflit. Ainsi, les séquelles de la guerre de même que les nouvelles formes de violence expliquent pourquoi les transitions se caractérisent par de nombreux retours en arrière et revirements.

Face à cette réalité de prolongation des violences en temps de paix et de cycles répétés de violence et de déplacement, le débat sur la relation entre l’aide humanitaire et l’aide au développement devrait donc s’éloigner des questions telles que les « carences », les « ponts » et les « liaisons » entre ces deux communautés et chercher d’abord à mieux comprendre les transitions de la guerre à la paix.

Comme les transitions ne sont pas un processus à sens unique, les transitions de l’aide humanitaire à l’aide au développement ne devraient pas non plus être de cette nature. Il ne serait en rien réaliste de supposer que la communauté internationale puisse maîtriser un phénomène aussi fluide, complexe et imprévisible en fournissant de manière séquentielle une aide humanitaire puis une aide au développement, et planifier le moment auquel l’aide humanitaire devrait « passer le relais » à la coopération au développement. Comme les transitions sont particulièrement sujettes aux cycles répétés de violence et de déplacement (même dans les situations de paix et de stabilité relatives), il n’est pas surprenant que la mise en œuvre d’initiatives de relèvement rapide, que le modèle de « transfert des responsabilités » ou encore que d’autres variantes de la « liaison entre secours et développement » se soient avérées problématiques. Par exemple, il pourrait être nécessaire d’apporter une assistance humanitaire dans des contextes « post-conflit » en cas de résurgence des violences et de nouveaux cycles de déplacement, comme ce fut le cas pour les conflits en Colombie et en RDC, de même qu’il pourrait y avoir un espace pour les activités de développement dans des situations d’urgence et de violences ininterrompues, comme au Soudan du Sud.

Un nouveau discours

Il est important de souligner que la plupart des moteurs de la violence (et des cycles de déplacement et de situations prolongées qui en découlent) sont des facteurs structurels d’ordre développemental, économique et politique. En outre, la plupart des problématiques restreignant la quête de solutions durables pour les réfugiés, les PDI et les rapatriés sont de nature développementale et politique plutôt qu’humanitaire, par exemple les droits fonciers, l’établissement de moyens de subsistance et de possibilités d’emploi, l’État de droit ou encore la liberté de mouvement. En conséquence, une mise en œuvre linéaire de l’assistance humanitaire suivie par l’aide au développement ne fait que retarder, plutôt que résoudre, ces problématiques sous-jacentes et pourrait également contribuer à la prolongation des crises et des conflits.

Par conséquent, en gardant à l’esprit les divers moteurs de la violence et la nature multiple des transitions, il convient de recadrer les situations de déplacement forcé, et plus particulièrement les situations de réfugié et de PDI prolongées, dans une optique plus large axée sur le développement, la consolidation de la paix et les aspects économiques et politiques. En effet, afin de prévenir et de résoudre ces problèmes, il est nécessaire d’opérer une transformation sociétale et économique qui dépasse la portée et le mandat des organisations humanitaires. Les stratégies qui en découlent devraient donc revêtir la forme d’interventions plus larges, multisectorielles et pluriannuelles qui envisagent l’engagement simultané des acteurs du développement, de l’humanitaire et de la sphère politique, dès le début et jusqu’à la fin d’un conflit et d’une crise de déplacement. Cette approche devrait participer à l’amélioration du développement humain des populations déplacées, de leurs contributions à l’économie des pays et des communautés d’accueil et, par conséquent, de la qualité de leur protection au cours du déplacement.

Le recadrage du débat sur « le fossé entre l’humanitaire et le développement » autour de la question des transitions peut aboutir à des politiques et des programmes mieux éclairés et fondés sur des données factuelles, ainsi qu’à des solutions plus durables pour les populations déplacées. De plus, ce recadrage a le potentiel de créer un espace permettant une plus grande implication des acteurs politiques et du développement en vue d’atténuer les moteurs du déplacement et ses impacts sur les communautés et les pays d’accueil. De surcroît, leur engagement dès le début d’une crise de déplacement serait utile pour mener des activités de plaidoyer et amorcer un dialogue politique auprès des pays d’origine et d’asile en vue de répondre aux besoins de développement des réfugiés, des PDI et des rapatriés.

Il est probable que la description étroite du déplacement et des situations prolongées à laquelle la communauté humanitaire contribue depuis plusieurs décennies puisse expliquer partiellement le manque d’intérêt des acteurs du développement, qui n’ont pas envisagé ces problématiques comme les leurs. Il est maintenant crucial de questionner la tendance qui a été à l’œuvre (du côté des bailleurs et des gouvernements ainsi que des organisations internationales) de sous-estimer les implications de l’usage d’étiquettes et de catégories rigides sur l’élaboration de politiques, de programmes et d’approches innovantes et plus durables afin de prévenir le déplacement forcé ou d’empêcher qu’il ne se prolonge.

 

Silvio Cordova silvio.cordova@eeas.europa.eu
Chef de Programme, Délégation de l’union européenne auprès du Soudan du Sud

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de l’Union européenne.

 

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