Restitution des logements, des terres et des biens dans la Syrie de l’après-conflit

S’il est indéniable que la restitution des logements, des terres et des biens doit sous-tendre tout accord post-conflictuel, un tel exercice en Syrie sera complexe. Le respect des Principes de Pinheiro sera essentiel.

Les difficultés pour établir les droits à la propriété dans la Syrie de l’après-conflit seront énormes. Les dynamiques du conflit associées au déplacement massif de près de la moitié de la population, ont contraint les Syriens à s’en aller et à chercher refuge partout où ils le peuvent. Bien que la restitution post-conflictuelle des logements et des biens soit un droit reconnu en vertu du droit international, l’incertitude permanente de la situation en Syrie signifie que peu de Syriens savent si et quand ils seront en mesure de récupérer leurs logements et leurs biens.

Les processus de restitution et de compensation devront non seulement tenir compte de la complexité et du pluralisme du système juridique qui régit les droits au logement, aux terres et aux biens (LTB) en Syrie, mais ils devront également être en mesure de faire face à l’ampleur des dommages, de la destruction et des déplacements. La restitution sera encore compliquée par la perte et les dégâts causés aux registres de propriété, ainsi que par la grande proportion de personnes déplacées déjà installées dans des sites informels avant le début du conflit. Les femmes seront confrontées à des difficultés spécifiques pour revendiquer leurs droits à la propriété et à l’héritage.

Un tableau complexe

Une étude menée auprès de personnes déplacées et de réfugiés, à la fois en Syrie et à l’extérieur, brosse un tableau compliqué de documents perdus, de titres de propriété incertains, de transactions informelles ou coercitives, et de solutions transitoires de logement[i]. Au cours de l’enquête pour l’Aperçu des besoins humanitaires de 2018[ii], 2280 communautés (57 %) parmi les 4006 interrogées en Syrie ont mentionné le logement, les terres et les biens comme un sujet de préoccupation. Plus de 75 % des communautés ont signalé l’absence de documents légaux et les problèmes de contestation de propriété. Parmi les autres difficultés on compte la destruction des maisons, les transactions illégales et non documentées sur des LTB, les disputes, l’occupation illégale de maisons et de biens par autrui, et la présence de débris de guerre explosifs. Les préoccupations de cet ordre étaient particulièrement courantes dans les zones sous contrôle non-gouvernemental dans lesquelles il est impossible ou très difficile d’enregistrer des transactions sur les biens ou d’obtenir l’accès aux registres gouvernementaux.

Il est indispensable de bien comprendre comment les droits sur les LBT étaient régis avant le conflit en vue de planifier les processus de restitution pour l’avenir. Le droit de propriété syrien est fortement influencé par le système ottoman d’administration foncière et il existe de nombreux droits d’usage des terres informels qui diffèrent en fonction de chaque localité et qui reposent sur des pratiques historiques ; le régime de propriété foncière est fondamentalement régi par une série de systèmes statutaires, coutumiers, islamiques et informels. Les données gouvernementales indiquent que jusqu’à 50 % des terres en Syrie n’avaient jamais été formellement enregistrées avant le début du conflit. Selon les données de la Banque mondiale, avant le conflit, plus de la moitié des 22,5 millions de résidents du pays vivait dans des zones urbaines ou semi-urbaines, et approximativement un tiers de la population urbaine vivait dans des sites d’installation informels. Dans ces sites d’installation informels, des papiers de substitution tels que des contrats de vente, des documents enregistrés par des notaires, et même des factures de services étaient utilisés pour attester de la propriété à défaut d’un titre de propriété (ou tabou).

Le conflit a massivement exacerbé ces problèmes qui existaient déjà auparavant. L’Aperçu des besoins de protection pour l’ensemble de la Syrie de 2018[iii] a montré que 60 % des communautés évaluées indiquaient que leurs biens avaient été illégalement occupés par autrui ; 56 % des communautés signalaient des pillages de logements et de biens privés. Une majorité des réfugiés interrogés au cours de notre enquête ont expliqué qu’ils n’étaient plus en possession de leurs documents de propriété, principalement parce qu’ils avaient été détruits, perdus, oubliés dans la fuite ou confisqués. Parmi ceux qui avaient des titres de propriété, plus de la moitié indiquaient que les tabous n’avaient pas été établis à leur nom, mais, comme il est le souvent le cas, au nom d’un homme plus âgé de leur famille[iv]. Pour ceux qui ont des titres officiels de propriété, la réalité risque d’être tout aussi complexe dans la mesure où le droit à la propriété est souvent partagé par différents membres de la famille, que l’utilisation d’autres documents de propriété est répandue, et qu’il existe en Syrie une multitude d’aspects complexes en matière d’interprétation des lois sur les LBT. Il est rare que les femmes aient des documents de propriété établis à leur nom, particulièrement dans les zones rurales de Syrie. La falsification de documents de propriété est également monnaie courante, particulièrement dans les zones qui ne sont pas contrôlées par le gouvernement. Alors que partout en Syrie des tribunaux islamiques cherchent à résoudre certains problèmes de LBT, ceux qui travaillent dans des zones aux mains de l’opposition n’ont aucune autorisation formelle pour le faire, ce qui a entrainé des pratiques et des décisions aussi contradictoires que déconcertantes5.Qu’est-il possible de faire dans un contexte d’une aussi grande complexité ?

Une feuille de route pour la restitution

Depuis plus d’un siècle, la restitution, en tant que concept juridique, est considérée par de nombreuses juridictions comme le recours principal en cas de violations des obligations légales. Des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies (ONU) sont venues également réaffirmer le droit de tous les réfugiés et de toutes les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) de retourner librement dans leur pays ou leur lieu d’origine, et de se voir restituer les logements et les biens dont ils ont été privés, ou de recevoir des compensations pour les biens qu’il n’est pas possible de leur restituer.

Les Principes sur la restitution des logements et des biens dans le cas des réfugiés et autres personnes déplacées (« Principes Pinheiro »6) prévoient un ensemble exhaustif de normes internationales pour la restitution des LBT, et notamment des moyens spécifiques en vue de soutenir les revendications de restitution des femmes, qui devraient être utilisées comme normes de référence. Les principes exigent des États qu’ils établissent dans les meilleurs délais des procédures, des institutions et des mécanismes équitables, indépendants, transparents et non-discriminatoires afin de traiter et faire respecter les revendications de restitutions des LBT. De tels processus doivent être accessibles aux personnes déplacées, et ils doivent surtout être appliqués de manière efficace et être mis en pratique.

Il est tout à fait probable qu’à l’avenir, le retour des PDI et des réfugiés dans leurs communautés d’origine en Syrie entraine un grand nombre de revendications concurrentes sur l’utilisation et l’occupation des terres et des biens par des propriétaires initiaux, des occupants secondaires et des occupants illégaux. Tout au long de la durée du conflit des transactions foncières ont continué d’avoir lieu, souvent sous la forme de contrats ou d’accords privés entre individus qui n’ont pas été enregistrés dans les systèmes statutaires. De nombreux propriétaires ont vendu des biens suite à des pressions financières. De plus, il y a eu des évictions forcées, des expropriations et des transactions foncières réalisées sous la contrainte. Des occupations secondaires, ainsi que des disputes concernant des logements, des terres ou des biens sont déjà fréquentes dans l’ensemble du pays. Dans les zones qui ne sont pas sous contrôle gouvernemental, des autorités de facto ont entrepris d’arbitrer et de négocier les disputes foncières.

La tendance très répandue en Syrie qui consiste à faire établir des titres de propriété de LTB au nom de quelqu’un d’autre (habituellement un homme plus âgé faisant partie de la famille) supposera également de grosses difficultés pour ceux qui chercheront à récupérer des LTB sans pouvoir fournir d’autre preuve de propriété ou de lien de parenté avec la personne nommée dans le titre de propriété. Le décès au cours du conflit de plusieurs milliers de propriétaires de LTB souligne la nécessité d’établir des procédures accessibles et efficaces en matière d’héritage. La restauration des registres cadastraux doit être une priorité importante, comme doit l’être le développement de la capacité à administrer de manière souple et équitable de nombreux arrangements fonciers, souvent anciens et informels antérieurs au conflit. Des procédures devront également être instaurées en vue d’évaluer les innombrables transactions informelles de propriété qui ont eu lieu dans les zones non contrôlées par le gouvernement, ainsi que les décisions prises par des autorités de facto et des tribunaux islamiques.  

Il est probable que les femmes soient confrontées à des difficultés spécifiques pour exercer leurs droits de propriété. En Syrie, comme dans de nombreux autres pays, les lois, les normes et les pratiques qui entourent la propriété, l’héritage et les décisions favorisent les hommes. Par exemple, que ce soit avant le conflit ou actuellement, dans le système d’état civil syrien, l’identité légalement enregistrée d’une femme, est liée à l’identité de son mari ou de son père, et les femmes renoncent souvent à leurs droits de succession au profit d’un homme de leur famille. D’autres obstacles incluent le fait que les contrats de mariage qui établissent les droits de propriété de la femme en cas de décès ou de divorce, bien souvent ne couvrent pas les biens acquis pendant la durée du mariage. Tout système de restitution des logements, terres et biens établi suite au conflit devra permettre une reconnaissance égale des droits à la propriété des femmes et devra tenter de rectifier les inégalités historiques.

Suite aux processus de restitution de biens et de réparation menés dans le cadre d’autres situations post-conflictuelles, plus particulièrement dans les Balkans (Bosnie, Kosovo), en Europe de l’Est suite à la chute du communisme, en Irak et en Colombie, nous avons accumulé un ensemble de connaissances. Plusieurs de ces enseignements d’importance majeure peuvent s’avérer pertinents dans le contexte de la Syrie, et notamment en ce qui concerne les processus de restitution de logements, terres et biens. Ces derniers doivent être aisément accessibles, prompts, indépendants, transparents, fondés sur des critères limpides, justes et non-discriminatoires, ils doivent prévoir un droit d’appel à l’encontre de décisions négatives et ils doivent respecter tout autant les normes internationales que la législation nationale. Tout mécanisme judiciaire ou cadastral mis en place pour établir la propriété devra être suffisamment robuste pour traiter la quantité impressionnante de cas et la complexité des questions soulevées. Il est crucial qu’une campagne de sensibilisation et d’information publique sur le processus de restitution soit engagée – une campagne qui doit s’étendre au-delà du pays concerné et englober les pays d’accueil voisins, ainsi que tous les pays dans lesquels des réfugiés issus de ce conflit sont susceptibles de résider. Des processus qui n’ont pas pu empêcher les changements ethniques ou démographiques apportés au droit à la propriété et à l’usage des logements, des terres et des biens pendant le conflit (et qui ont souvent été à l’origine du conflit) se sont avérés défaillants, alors que des processus dont le pouvoir d’application des décisions sur le terrain était limité ont prouvé leur inefficacité.

L’instauration de mécanismes d’instruction des litiges liés à la propriété des logements, des terres et des biens qui soient à la fois équitables, efficaces, réactifs et dotés du pouvoir de d’arbitrer des revendications concurrentes et de valider des transactions, soit par l’intermédiaire des tribunaux, d’agences administratives ou d’autres mécanismes de restitutions des biens, sera essentielle afin de garantir la sécurité de la propriété et d’éviter de nouveaux conflits. Quel que soit le forum choisi, l’équité, l’impartialité et la rigueur dans l’appréciation des revendications concurrentes seront des attributs essentiels pour garantir la crédibilité des conclusions.

 

Martin Clutterbuck martin.clutterbuck@nrc.no

Conseiller régional en matière d’information, conseil et assistance juridique (ICLA) pour le bureau régional du Moyen-Orient du Conseil norvégien pour les réfugiés (CNR) www.nrc.no

 

[i] Recherche menée par le Conseil norvégien des réfugiés.

5 NRC and UNHCR (2017) Displacement, housing, land and property and access to civil documentation in the north west and in the south of the Syrian Arab Republic
https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/displacement-housing-land-and-property-and-access-civil-documentation

 

 

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