Conception de pactes pour les réfugiés : les enseignements tirés de Jordanie

L’analyse des progrès réalisés à ce jour dans le cadre du Pacte pour la Jordanie met en lumière un certain nombre de défaillances qu’il faudra corriger si l’on souhaite reproduire efficacement ce modèle ailleurs.

Les moyens de subsistance sont une composante essentielle du bien-être et de l’autonomie des réfugiés et pourtant, les pays d’accueil éprouvent souvent de grandes difficultés à réaliser des progrès dans ce domaine. Ce constat est d’autant plus évident dans les pays caractérisés par un taux de chômage élevé et une faible croissance économique, tels que la Jordanie. Les difficultés rencontrées par la population active jordanienne sont exacerbées pour les réfugiés, qui sont particulièrement vulnérables lorsqu’ils sont à la recherche de moyens de subsistance, et notamment, lorsqu’ils travaillent dans le secteur informel, où ils sont exposés au risque d’exploitation, de mauvais traitements et d’autres conditions de travail déplorables. En Jordanie, 73 % des réfugiés syriens vivaient en dessous du seuil de pauvreté en 2015, un chiffre qui avait grimpé à 93 % en juin 2017[i].

Le Pacte pour la Jordanie a été mis en place afin de fournir des moyens d’existence durables, de même que des infrastructures et des services élémentaires, aux réfugiés syriens et à leurs hôtes jordaniens par le biais de subventions et de prêts concessionnels (à faible taux d’intérêt) octroyés au pays. Les engagements pris initialement lors de la Conférence de Londres de soutien à la Syrie et à sa région, organisée en février 2016, totalisaient 1,8 milliard USD, dont 700 millions USD sous forme de subventions, avec les banques multilatérales laissant entendre qu’elles pourraient même prêter jusqu’à 1,1 milliard USD supplémentaires.

Le soutien le plus innovant est venu du Mécanisme mondial de financement concessionnel (Global Concessional Financing Facility - GCFF) de la Banque mondiale. Ce nouveau mécanisme vient en aide aux nations à revenu intermédiaire qui accueillent des réfugiés en leur proposant des taux d’intérêt concessionnels généralement réservés aux pays à faible revenu. De plus, son financement flexible et pluriannuel représente un nouvel outil majeur pour faire face aux déplacements prolongés. Le Pacte pour la Jordanie et le GCFF se sont tous deux fixé le double objectif de répondre aux besoins des réfugiés et des communautés d’accueil, et d’accroître l’autonomie des réfugiés, ce qui offre l’occasion de transformer une crise humanitaire en une opportunité de développement.

Le Pacte pour la Jordanie comprenait également des engagements qui dépassent les simples projets d’aide et d’assistance traditionnels. Dans le cadre de ce Pacte, l’Union européenne (UE) a assoupli ses règles d’origine afin d’améliorer l’accès aux marchés européens pour les entreprises implantées en Jordanie. De plus, les entreprises basées dans les zones économiques spéciales (ZES) de Jordanie bénéficient de mesures incitatives favorisant l’emploi des réfugiés qui leur permettent de bénéficier de ces débouchés commerciaux. La Jordanie a ainsi souscrit à l’objectif de délivrer jusqu’à 200 000 permis de travail à des réfugiés syriens.

Des progrès qui changent la donnent, mais aussi des obstacles

Des avancées considérables ont été réalisées : environ 83 000 permis de travail ont été délivrés, les permis de travail ne sont plus associés à un employeur unique dans les secteurs de l’agriculture et de la construction, des formations professionnelles élémentaires ont été fournies à près de 2 600 Jordaniens et Syriens et, depuis juillet 2017, les réfugiés syriens peuvent accéder à 18 nouvelles catégories ou sous-catégories d’emploi[ii]. Cinq entreprises ont commencé a exporté depuis les ZES. Toutefois, un certain nombre de facteurs ont entravé les progrès en vue de la réalisation des objectifs du Pacte de Jordanie, tandis que les besoins des réfugiés et des Jordaniens demeurent considérables.

Les objectifs fixés par le Pacte pour la Jordanie se concentrent sur les résultats (nombre de permis délivrés) plutôt que sur les réalisations (emplois obtenus, augmentation du revenu des ménages) si bien que, dès le début, les investissements et les évolutions politiques nécessaires pour atteindre les objectifs n’ont pas été suffisamment pris en compte, ni suffisamment analysés. En conséquence, certaines des interventions sélectionnées ne s’inspirent pas suffisamment des méthodes qui ont fait leurs preuves pour offrir des moyens de subsistance aux réfugiés et aux communautés d’accueil, et ne répondent pas aux besoins spécifiques des communautés touchées. Par exemple, les concessions commerciales et les ZES (les deux éléments ayant reçu le plus d’attention) ont donné des résultats mitigés dans l’ensemble, et plus particulièrement en ce qui concerne leur contribution à créer davantage de possibilités d’emploi décent pour les populations vulnérables[iii]. De plus, il est peu probable que ces interventions créent des emplois, ou qu’elles améliorent la qualité des emplois destinés aux réfugiés ou aux Jordaniens sur le court terme.

Alors que la délivrance d’environ 83 000 permis de travail depuis janvier 2016 représente une avancée importante, ce nombre englobe l’ensemble des permis délivrés, y compris ceux qui sont renouvelés chaque année ou chaque trimestre pour le même travailleur, tandis que le nombre total de permis de travail actifs (les permis détenus par des réfugiés qui travaillent actuellement) s’élève à environ 40 000, soit un chiffre moins élevé[iv]. De plus, les secteurs dans lesquels les réfugiés sont autorisés à travailler demeurent trop restreints, ce qui réduit les possibilités d’emploi et freine les progrès vers l’objectif de 200 000 permis de travail. Et l’expansion des secteurs dans lesquels les réfugiés peuvent travailler continue de se limiter en grande partie à des emplois peu qualifiés. De surcroît, un grand nombre de ces permis de travail ont en fait formalisé des emplois existants, au lieu d’être délivrés à des réfugiés à la recherche de nouvelles possibilités d’emploi formel. La formalisation du travail informel constitue une étape importante, dans la mesure où de nombreux réfugiés souhaitent en bénéficier et qu’elle peut se traduire par une augmentation des salaires, une réduction de l’exploitation et une amélioration de la qualité des emplois, mais elle ne résout qu’une partie du problème de l’emploi. Ainsi, les progrès dans ce domaine resteront au point mort tant que les permis seront uniquement délivrés pour des emplois existants, sans en créer de nouveaux pour les réfugiés et la population d’accueil.

Dans la plupart des cas, les réfugiés syriens souhaitant devenir propriétaires d’une entreprise continuent de rencontrer de grands obstacles. Dans le cadre du Pacte, le gouvernement jordanien a accepté de permettre aux réfugiés de formaliser leurs entreprises existantes, mais on ne sait pas vraiment dans quelle mesure cette politique a été mise en œuvre. Pour créer une entreprise, les réfugiés doivent démontrer l’apport d’un capital d’investissement considérable afin d’acquérir le statut d’investisseur et fournir également des documents prouvant leur statut légal de résident (que de nombreux réfugiés syriens ne possèdent pas). Les Syriens peuvent également être obligés d’établir un partenariat avec un Jordanien afin de créer légalement une entreprise, ce qui peut exposer les réfugiés au risque d’exploitation. Ces moyens de retarder ou d’entraver la formalisation des entreprises des réfugiés, nouvelles ou existantes, peuvent freiner la croissance du marché local dans la mesure où les Syriens sont empêchés d’y participer pleinement, alors même qu’ils pourraient contribuer de manière significative à l’économie de leur pays d’accueil en tant que producteurs et consommateurs. Cette situation contraste avec la Turquie, où les propriétaires d’entreprise syriens ont investi plus de 334 millions USD dans l’économie du pays par l’entremise d’environ 10 000 entreprises, lesquelles, pour beaucoup, recrutent des citoyens turcs comme des réfugiés.

De nombreux défis entravant les progrès ne sont pas propres à la conception du Pacte : il s’agit plutôt de défis endémiques contre lesquels il faut lutter de manière plus générale. Si on le compare au reste du monde, le climat des affaires en Jordanie est globalement moins propice à l’entreprenariat et à l’investissement dans le secteur privé, deux grands facteurs de création d’emplois. Son environnement réglementaire complexe et son taux élevé d’imposition des entreprises rendent la perspective de créer une entreprise en Jordanie moins attrayante, ce qui incite certains investisseurs à prospecter ailleurs dans la région, par exemple dans le Golfe. Bien qu’il n’existe aucune solution miracle à la création d’emplois et au développement économique, il faudrait toutefois chercher à mieux comprendre comment il serait possible de conjuguer les efforts d’assistance aux réfugiés avec les analyses et les projets visant à favoriser les échanges commerciaux, les investissements et la croissance.

Faire en sorte que les pactes fonctionnent

Compte tenu des difficultés rencontrées par la Jordanie et les autres pays accueillant un grand nombre de réfugiés, apporter des améliorations suppose que les gouvernements d’accueil, les bailleurs, les acteurs de l’humanitaire et du développement, et le secteur privé fassent preuve de volonté politique et s’associent. Une fois les obstacles pratiques et politiques surmontés, les pactes peuvent être un moyen efficace de créer des possibilités de développement, tant pour les réfugiés, que pour les communautés d’accueil.

Pour que les pactes fonctionnent, les éléments suivants doivent être réunis : des résultats clairement définis pour les réfugiés et pour les communautés d’accueil, de meilleurs processus de collecte et de partage des données et des preuves, l’identification et la documentation transparente des obstacles à l’inclusion économique et sociale, et un ensemble commun d’indicateurs permettant d’évaluer les programmes. De plus, l’établissement de conseils de gouvernance multipartites dirigés par les gouvernements des pays d’accueil peut contribuer à systématiser l’engagement de tous les acteurs, y compris des organisations internationales non-gouvernementales, des acteurs locaux, des institutions internationales et des bailleurs. Il existe souvent des divergences entre les objectifs et les priorités de la multitude d’acteurs présents dans un pays, et il est possible que certains acteurs clés se retrouvent exclus des discussions. Les réfugiés, en particulier, ne sont pas couverts par les mécanismes traditionnels de responsabilité de l’État envers ses citoyens, et ils sont, par conséquent, également exclus des accords de financement classiques entre les bailleurs et les gouvernements des pays d’accueil. Un meilleur alignement des priorités et des processus pourrait permettre d’ouvrir des discussions sur les politiques et les pratiques, tandis qu’un conseil de gouvernance multipartite pourrait garantir la présence de tous les acteurs requis à la table des négociations. Ces conseils peuvent également servir de mécanisme de responsabilité, mais également de forum au moyen duquel diverses parties prenantes peuvent formellement transmettre leurs retours aux décideurs.

Bien que la première année du Pacte pour la Jordanie ait révélé certaines faiblesses, elle n’en a pas moins changé la donne, non seulement dans le cadre de la crise syrienne, mais également en servant de modèle pour la conclusion de pactes pour les réfugiés du monde entier. Les enseignements tirés du Pacte pour la Jordanie peuvent éclairer les négociations en vue de pactes à venir, que ce soit dans les situations de déplacement prolongé, ou comme moyen de planification anticipée lors de crises risquant de se prolonger. Les pactes ne conviennent pas à toutes les situations et nécessitent des investissements politiques et financiers considérables. Néanmoins, ils peuvent créer l’espace politique nécessaire pour faire évoluer les politiques, forger de nouveaux partenariats innovants et conclure des accords. Le processus d’élaboration et de mise en œuvre d’un pacte réunit des acteurs de premier plan, dont le gouvernement du pays d’accueil, les acteurs humanitaires et du développement, les bailleurs et le secteur privé, et facilite des discussions et des partenariats qui n’auraient peut-être pas lieu sans cela. Les pactes peuvent harmoniser les mesures incitatives, promouvoir la responsabilité et encourager les investissements privés. Ce faisant, ils peuvent exploiter de nouveaux mécanismes de financement et œuvrer en faveur de solutions durables[v].

 

Cindy Huang chuang@CGDEV.ORG
Co-directrice du programme et chercheuse principale en politiques, Center for Global Development www.cgdev.org

Nazanin Ash nazanin.ash@rescue.org
Vice-présidente des politiques et du plaidoyer mondiaux, Comité international de secours www.rescue.org

Katelyn Gough kgough@CGDEV.ORG
Assistante de recherche, Center for Global Development

Lauren Post lauren.post@rescue.org
Chargée des politiques et du plaidoyer, Comité international de secours

 

 

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