Turquie : entre hospitalité et hostilité

Les évènements politiques récents et les changements apportés à la législation turque sur l’asile ont eu un impact préjudiciable substantiel sur la protection et la sécurité juridique des réfugiés en Turquie.

Alors que les troubles persistent au Moyen-Orient et que la route vers l’Europe a été bloquée à la fois en termes pratiques et juridiques, le statut de la Turquie comme le pays accueillant le plus grand nombre de réfugiés au monde[i] ne peut que perdurer. Le fonctionnement du système d’asile turc et l’efficacité de la protection en Turquie sont donc devenus des paramètres d’une importance cruciale pour toutes les parties concernées. 

En 2014, une Législation sur les étrangers et la protection internationale en Turquie est entrée en vigueur. Cette nouvelle législation renforce la sécurité juridique des demandeurs d’asile et des réfugiés ; en effet, en établissant les droits de la population réfugiée, elle donne individuellement aux réfugiés la possibilité d’invoquer ces droits devant un tribunal national. Elle accroît également la prévisibilité et la légalité des décisions de l’administration. Toutefois, la Turquie maintient une restriction géographique à la Convention de 1951 sur le statut des réfugiés qui signifie que le statut de réfugié n’est accordé qu’aux personnes provenant de pays européens. Les demandeurs d’asile d’autres pays remplissant les mêmes critères fondamentaux peuvent obtenir un statut de « réfugié conditionnel », et la grande majorité des demandeurs d’asile et des réfugiés qui résident actuellement en Turquie peuvent prétendre à cette protection temporaire. Ce régime inclut explicitement les Syriens en provenance des îles de la mer Égée qui ont été renvoyés en Turquie après la conclusion de l’accord UE-Turquie[ii]

Même si la nouvelle législation a indubitablement amélioré la position juridique des demandeurs d’asile et des réfugiés en Turquie, une série d’événements ont sérieusement influé sur sa mise en application. La fermeture des frontières dans plusieurs pays européens et l’augmentation consécutive du nombre de réfugiés qui manifestement sont appelés à rester en Turquie, ont entrainé un changement d’attitude parmi la population hôte qui est maintenant moins accueillante que lorsque les réfugiés syriens ont commencé à arriver en 2011 et 2012. En outre, des querelles internes au niveau du gouvernement ont provoqué des changements considérables au sein du personnel des institutions gouvernementales, ce qui à son tour a eu un impact négatif sur le développement de la nouvelle structure institutionnelle chargée de l’administration de la nouvelle législation. Les connaissances acquises à travers le jumelage de projets avec des organisations non gouvernementales (ONG) ou des institutions des États membres de l’UE se sont perdues et les décisions ne sont pas prises à temps, ce qui entraine une accumulation croissante du nombre de demandes d’asile en souffrance ; dans certaines provinces, les nouvelles demandes, mais c’est officieux, ne sont même pas acceptées, tant que les dossiers accumulés n’ont pas été traités.

Le pays vit un état d’urgence depuis le 21 juillet 2016 suite au coup d’état manqué du 15 juillet. Cet état d’urgence a déclenché le remplacement de la procédure législative normale par une législation fonctionnant à coup de décrets présidentiels. Ces décrets présidentiels peuvent réglementer ou amender n’importe quel domaine de la loi, et peuvent également limiter les droits et les obligations politiques. Ils peuvent donc aussi limiter les droits de ceux qui sont venus en Turquie en quête de protection. À l’heure actuelle, les contrôles démocratiques et constitutionnels sur le processus législatif sont minimaux.

Expulsion et refoulement

Suite à des amendements de la législation turque sur les étrangers et la protection internationale promulgués par un décret présidentiel en octobre 2016, les demandeurs, et même les bénéficiaires de la protection internationale, qui sont suspectés d’être impliqués dans des organisations terroristes ou criminelles, ou qui sont estimés constituer une menace à l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, peuvent faire l’objet d’une décision immédiate d’éloignement. Même en omettant la question épineuse de l’interprétation de termes tels que « terrorisme » et « sécurité publique » en vertu de la législation turque, ce décret présidentiel ouvre la voie à toute sorte d’infractions au droit international des réfugiés. 

Dans certains cas, en particulier ceux qui concernent d’anciens employés d’ONG internationales qui sont tombés en disgrâce, des expulsions vers la Syrie ont été ordonnées – et peuvent prendre effet sans qu’il n’y ait besoin d’aucun recours devant un juge. Il est toutefois possible de faire appel d’une décision d’expulsion, même s’il s’agit d’une procédure relativement nouvelle en Turquie, et cette procédure peut être utilisée pour sursoir une expulsion vers la Syrie en vertu du droit international ; l’expulsion vers un autre pays considéré comme sûr par la Turquie est alors envisagé par l’administration comme une alternative. Toutefois, en Turquie, seul un nombre très limité d’avocats sont familiers de cette procédure et elle reste peu connue de la population réfugiée. Le risque de refoulement comme conséquence directe du prolongement de l’état d’urgence en Turquie est donc bien plus présent qu’auparavant.  

Implications pour les ONG

Du fait de l’état d’urgence et de la scène politique et juridique qui en découle, il devient difficile pour les ONG de se maintenir au courant des changements dans la législation concernée et de pouvoir offrir une assistance et un accompagnement juridique efficace aux réfugiés et aux demandeurs d’asile. D’autre part, le travail de nombreuses ONG internationales est maintenant suspect aux yeux des autorités. Un nombre croissant d’ONG internationales ont fait l’objet d’une enquête et leurs employés ont été arrêtés et/ou ont vu leur demande de renouvellement d’enregistrement officiel – essentiel pour pouvoir opérer en Turquie – refusée, annulée ou laissée en suspens pendant des périodes excessivement longues. Les ONG internationales qui fournissaient de l’assistance humanitaire en Syrie à travers la frontière depuis leurs bureaux enregistrés dans des villes à l’est de la Turquie, comme Gaziantep, sont particulièrement confrontées à ces pratiques et à d’autres, similaires, qui visent à les décourager ; certaines de ces organisations ont été interdites d’activités en  Turquie. Alors que dans l’ensemble les ONG turques ont encore le droit de poursuivre leurs opérations, leur champ d’action géographique et thématique est généralement limité, d’où une absence de coordination persistante. De plus, leurs employés dépendent souvent de formations et de fonds fournis par ou à travers des ONG internationales, ce qui rend la présence des ONG internationales extrêmement importante pour assurer efficacement la protection de la population réfugiée en Turquie.

 

Margarite Helena Zoeteweij-Turhan margarite.zoeteweij@unifr.ch

Chercheuse associée, Centre national de compétence dans la recherche pour la migration et la mobilité (nccr – en déplacement) et Présidente Droit européen et droit européen de la migration, Université de Fribourg http://nccr-onthemove.ch

 

[i] Selon des données du HCR, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, la Turquie accueillerait à peine un peu plus de 3,4 millions de réfugiés ; les autorités turques et les chercheurs estiment que ce chiffre est d’au moins 3,9 millions.

[ii] La Déclaration UE-Turquie de mars 2016 avait pour objectif de stopper le flux de migration irrégulière vers l’Europe via la Turquie www.europarl.europa.eu/legislative-train/theme-towards-a-new-policy-on-migration/file-eu-turkey-statement-action-plan

Voir: Tunaboylu S et Alpes J (2017) « L’accord UE-Turquie: qu’advient-il de ceux qui retournent en Turquie ? » Revue Migrations Forcées numéro 54 www.fmreview.org/fr/tunaboylu-alpes

 

 

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