Initiatives citoyennes en Haïti

Le séisme de 2010 en Haïti a marqué l’entrée dans une ère nouvelle pour ce qui touche au rôle et au pouvoir de la technologie et des systèmes de communication dans le cadre des interventions en cas de catastrophes – tout particulièrement en ce qui concerne la manière dont les intervenants locaux les ont utilisés.

L’intervention en réponse au tremblement de terre d’Haïti s’est tout particulièrement caractérisée par la participation pour la première fois d’acteurs technologiques comme Ushahidi1 et Crisismappers2 qui se sont appuyés sur la possession et l’utilisation courantes en Haïti des téléphones portables ainsi que sur la possibilité d’impliquer la diaspora à travers les plateformes internet et les médias sociaux.

Trois modèles principaux ont été employés par les intervenants internationaux au cours des premiers jours : envoi de sms en bloc (envoi indiscriminé de messages à tous les souscripteurs), systèmes d’information aux souscripteurs comme le Service d’information d’urgence de la Fondation Thomson Reuters, et systèmes qui faisaient appel aux Haïtiens eux-mêmes pour donner des informations sur leurs besoins (Ushahidi). Ces deux derniers systèmes se sont mis en réseau sous le nom collectif de Projet 4636, d’après le code réduit que les survivants pouvaient utiliser pour accéder au service.

Pour les Haïtiens, l’utilisation de la technologie en tant qu’outil d’intervention s’est avéré un phénomène moins surprenant que pour les intervenants internationaux. Bien qu’ils vivent dans le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental, 80 à 90% des Haïtiens possèdent leur propre téléphone portable et en conséquence, sont tout à fait habitués à l’échange d’information et à la mise en relation par le biais de sms et de centres d’appels. La capacité que confère la possession massive de téléphone pour faciliter les émissions radio basées sur la participation des auditeurs et le dialogue avec les audiences est reconnue depuis longtemps par la communauté radiophonique d’Haïti ; la radio étant de loin le média de masse le plus populaire et le plus courant dans le pays.

Radio One

Au moment du séisme le 12 janvier 2010, le producteur de musique et DJ de Radio One, Carel Pedre est sorti de sa voiture qu’il était en train de conduire dans Port-au-Prince, et s’est mis à prendre des photos des immeubles effondrés autour de lui sur son BlackBerry. Il les a chargées sur son alimentation Twitter et sur sa page Facebook alors qu’il commençait à courir à travers les décombres pour vérifier si sa fille était saine et sauve et sa maison intacte. En quelques minutes, des réponses ont commencé à se déverser : commotion, sympathie – des suppliques pour demander de l’aide à Carel pour retrouver des êtres chers. Carel a retrouvé sa fille saine et sauve et il est retourné au studio où il a branché le micro et s’est mis à parler. Pendant qu’il faisait cela, les gens ont commencé à arriver au studio avec le besoin désespéré de faire savoir qu’ils étaient vivants. Carel et son équipe se sont rendu compte qu’ils avaient le pouvoir de  connecter les gens – et ils ont commencé à développer un système de réunification familiale. Carel Pedre n’était qu’un seul parmi de nombreux Haïtiens, qui après le 12 janvier ont tiré parti de leur expertise technologique et de communication pour mettre sur pied des systèmes locaux d’information.

Radio One ne fut qu’une parmi plusieurs autres stations radio à se mettre à gérer des réunifications ad hoc, mais elle a été particulièrement influente parce qu’elle diffuse nationalement et en ligne, et aussi parce que Carel lui-même est un professionnel de la radio connu avec une présence bien établie sur Twitter et Facebook. Lui et son équipe ont mis au point un système qui utilisait les outils que les Haïtiens eux-mêmes utilisaient pour contacter la radio : les médias sociaux, la radio et le contact direct. Des équipes entières de producteurs prenaient les messages de ceux qui arrivaient à la station radio et géraient quatre ordinateurs branchés sur la page Facebook de Carel, ils lisaient les messages et triaient les demandes. Les demandes et les noms étaient enregistrés et remis chaque matin au livreur à moto de la station qui s’efforçait de retrouver autant de personnes que possible. Chaque jour lorsqu’il revenait, les informations vérifiées étaient chargées sur Facebook et diffusées également en direct. En mettant en réseau Facebook, Twitter, les émissions de radio en direct et les rapports émanant du terrain, Carel et ses collègues ont créé un système de réunification familiale réactif, efficace, basé localement et fonctionnant en créole, ce qui a permis d’aider les auditeurs partout en Haïti et à travers la diaspora haïtienne à reprendre contact avec leurs amis et les membres de leur famille – sans aucune assistance extérieure.

‘Nou la’

Pas très loin de là, l’équipe de Kurt Jean Charles, le directeur de la compagnie technologique Solutions, a développé une utilisation différente de la technologie au service de l’intervention. Après avoir parlé avec les chefs communautaires qui cherchaient à organiser l’intervention, ses employés ont développé l’idée d’une plate-forme en ligne pour établir une carte des besoins et des endroits où les gens pourraient recevoir de l’aide (aucun d’entre eux n’avait encore entendu parler de crowdsourcing). 
 
Le crowdsourcing consiste à externaliser des tâches habituellement effectuées par un employé ou une personne sous contrat, vers un groupe important et non défini de personnes ou vers une communauté (une foule ou ‘crowd’ en anglais) grâce au lancement d’un appel ouvert.
 
Les employés se sont appuyés sur une expérience passée de travail avec USAID qui avait consisté à établir une carte des centres de santé afin d’établir son propre système, appelé ‘Noula’, du créole ‘nou la’ pour ‘ nous sommes là’ – et préparer une carte des besoins et des sources d’aide au niveau local. Ils ont opté en faveur d’un système par appel plutôt que par sms, parce qu’ils ont pensé, à juste titre apparemment, que les gens préféreraient parler à quelqu’un. L’équipe a travaillé depuis le jardin à l’extérieur du bureau parce que les gens étaient trop effrayés pour aller à l’intérieur, ils ont géré 25 000 appels au cours des six mois suivants sans aucun travail de promotion, et ils ont très rapidement réussi à établir des cartes permettant de visualiser les inquiétudes et les besoins des communautés (analysable pour dégager des tendances au fil du temps) ainsi que la capacité locale à y répondre.

Conscient qu’il fallait établir le contact avec ceux qui étaient chargés de répondre aux besoins des gens, Kurt  s’est adressé au gouvernement local et aux organisations internationales. Le gouvernement local n’avait pas la capacité de répondre  et les organisations internationales, quant à elles, étaient intéressées mais incapables de se lancer. Comme l’explique Kurt, « J’ai fait un certain nombre de présentations de ce que nous faisions à l’intention des équipes internationales. Elles ont compris, mais j’ai eu l’impression que mon projet était perçu comme faisant concurrence à des plateformes comme OneResponse des Nations Unies, même si en réalité il s’agissait de quelque chose d’entièrement différent. Les gens se sont aussi imaginé des choses parce que je viens d’un milieu d’entreprise. Ils pensaient : Ah ! Vous êtes une compagnie qui fait des logiciels, et ils supposaient que nous voulions faire des affaires même si nous expliquions que notre projet était une initiative citoyenne ».

Avec le bon soutien, un projet comme Noula aurait pu avoir une influence profonde sur le monde de l’aide même s’il n’a commencé à prendre de l’importance que plusieurs mois plus tard grâce à son partenariat avec  Ushahidi. Les employés de Noula ont remarqué par exemple, des erreurs élémentaires dans les données des Nations Unies. « Dans la liste des camps, il était clairement possible de voir des fautes de frappe et des camps comptés à double – je le savais parce que je connaissais les endroits. Pour moi c’était évident ». Noula recevait aussi de nombreux appels provenant de survivants du séisme qui vivaient avec des familles hôtes partout dans le pays et qui pour la plupart demandaient comment ils pouvaient avoir accès à l’assistance depuis l’endroit où ils se trouvaient. Cela représentait une opportunité vitale – et perdue – d’établir une carte du déplacement et d’utiliser ces données pour décentraliser l’intervention et éviter ainsi le mouvement de retour des survivants vers la capitale Port-au-Prince, déjà congestionnée.

Plus d’un an après le séisme, il est impossible de comptabiliser le nombre de personnes qui ont été aidées par ces systèmes, mais le niveau de réponse et la demande évidente de la part de la population de trouver quelqu’un à qui parler et à qui exprimer son opinion s’est clairement traduit par le nombre de personnes faisant la queue pendant des heures devant les stations de radio et par le nombre d’appels passés à Noula.

Tant Noula que Radio One ont indiqué que de nombreuses personnes qui appelaient ou se rendaient dans leur studio voulaient seulement raconter leur histoire et avoir l’impression que quelqu’un les écoutait ; pour ces personnes le fait de pouvoir communiquer était aussi significatif que de recevoir une réponse à leur question ou de voir leur problème traité. Infoasaid a effectué une étude de deux mois en Haïti afin de recueillir et d’analyser les meilleures pratiques en termes de communications.3 Dans l’ensemble, l’un des thèmes qui ressort clairement de cette étude était le besoin qu’avaient les Haïtiens d’être écoutés ; même avec un système de sms, les gens attendent une réponse. 

Passer à l’international

L’une des difficultés majeures pour comprendre la perspective haïtienne est que la plupart des organisations ne connaissent pas le point de vue du survivant. Tous les éléments disponibles suggèrent que lorsqu’il s’agit de communications entre les intervenants et la communauté touchée, les survivants à la catastrophe sont beaucoup plus à l’aise avec les systèmes d’information technologiques que ne le sont les humanitaires. Les humanitaires tendent à moins bien comprendre ce type de systèmes et les considèrent avec un scepticisme considérable.

Certaines organisations internationales ont commencé en Haïti à introduire la technologie comme un outil de communications d’une manière plus sophistiquée, c’est le cas notamment de la Fédération Internationale de la Croix Rouge et du Croissant Rouge (FICR) qui a fait œuvre de pionnier en établissant une relation avec la compagnie téléphonique locale Voila et sa filiale Trilogy dans le but de développer un système de sms pour cibler les destinataires en fonction de leur localisation géographique, ce qui permettait une réponse nettement plus nuancée que l’envoi de sms en bloc. Ils ont également mis sur pied une Ligne d’information croix rouge pour donner des conseils sur le choléra et sur l’intervention consécutive aux ouragans. Cette ligne a reçu 130 000 appels pendant l’épidémie de choléra et 400 000 pendant la saison des ouragans. La FICR a également établi un partenariat avec Noula pour tester une ligne d’assistance pour les résidents d’un camp dans lequel il y avait des besoins pressants d’abris.

Etre la première organisation à se lancer dans ce domaine n’a pas été aisé pour la FICR. Les employés ont trouvé que la conception de messages clés en 140 caractères était difficile, mais externaliser le centre d’appels à Noula, un service que la FICR n’avait pas la capacité de faire fonctionner seule, s’est avéré utile. Les données entrantes ont contribué à identifier les cas de bénéficiaires qui pensaient que leur vulnérabilité n’avait pas été correctement évaluée, ce qui permettait à l’équipe de la FICR d’effectuer le suivi nécessaire.

Conséquence d’une telle croissance de la capacité technologique à l’intérieur d’Haïti, des Haïtiens ont déjà commencé à soutenir d’autres interventions ailleurs. L’équipe haïtienne d’Open Street Map, soutenue et développée par l’OIM, a apporté un soutien technique en matière de cartographie aux interventions d’urgence qui se sont déroulées en Lybie et au Japon. En Lybie, lorsque les Nations Unies ont pour la première fois demandé de l’aide à Crisismappers pour établir des cartes des zones qui se trouvaient hors de portée des humanitaires, l’équipe haïtienne était l’une des seules équipes à plein temps spécialisées dans le crisismapping dans le monde. Dans cette collaboration avec des partenaires internationaux, ils ont contribué à la traduction des images satellite en une série de cartes utilisables dans le cadre de l’intervention.

Conclusions

L’expérience de la population locale en Haïti contient des leçons importantes pour tous ceux qui se demandent comment utiliser la technologie pour rassembler et partager des informations en cas de catastrophes:

  • Même si les méthodes sont extrêmement techniques, la communication en soi est un processus qui est profondément enraciné dans la culture locale. La FICR a découvert que la clé d’une bonne communication en direction des bénéficiaires consistait à comprendre que les intéressés interagissent différemment avec la technologie dans des contextes différents.
  • Même si les experts en technologie dans les pays touchés par une catastrophe ont une série de compétences uniques, et qu’il faut les impliquer dans les discussions au niveau international, le cas d’Haïti semble suggérer que ce sont principalement les ‘bénéficiaires’ qui dirigent l’innovation en ce qui concerne l’utilisation de la technologie et des médias sociaux ; une meilleure compréhension de la manière dont ils utilisent ces outils est essentielle.
  • Des moyens doivent être découverts pour soutenir les systèmes indigènes et s’y relier. Même si Noula et Ushahidi, des systèmes très similaires, ont fini par se connecter, cela a pris des mois. Il n’y a jamais eu de connexion fonctionnelle et utile entre les services de réunification familiale des médias locaux et ceux organisés par les intervenants internationaux.

Les intervenants internationaux doivent donc tirer d’Haïti une leçon essentielle ; s’ils veulent que les systèmes d’information et de communication fonctionnent, ils doivent traiter les populations locales et leur capacité technique comme des partenaires égaux et ils doivent comprendre et se connecter aux systèmes existants avant de chercher à en développer de nouveaux. Il est également fondamental de comprendre que pour les survivants le processus d’accès à l’information et le fait d’être écoutés ont tout autant d’importance que le contenu de l’information. Sur tous ces points une direction locale est essentielle sur bien des niveaux et va au-delà de la simple diffusion d’information. Comme l’affirme Kurt de Noula : « Nous voulions montrer que nous étions capables de prendre une part de responsabilité pour changer les choses à notre propre niveau, au niveau haïtien. Plus nous sommes capables de nous responsabiliser par rapport à notre situation, plus nous pouvons communiquer et négocier avec le monde de l’aide ».  

Imogen Wall (imogenwall@hotmail.com) est Chargée de recherches à Infoasaid. Sharon Reader (sharon.reader@ifrc.org), Déléguée chargée de la communication avec les bénéficiaires pour la FICR en Haïti, a également contribué à cet article.

Les données et les perspectives exprimées ici sont le résultat de deux mois de recherches effectuées en Haïti par le projet Infoasaid (http://infoasaid.org/).

1 www.ushahidi.com/ Voir aussi l’article de Galya Ruffer pages 20 et 21.

2 www.crisismappers.net

3 Infoasaid est un projet conjoint entre BBC World Service Trust et Internews, financé par DfID (Ministère britannique du Développement international), qui cherche à améliorer la manière dont les organisations d’aide communiquent avec les communautés touchées par une catastrophe dans le cas d’une intervention d’urgence.

 

 

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