Dans la mesure où le déplacement interne se produit à l’intérieur des frontières d’un État, sa prévention et la protection des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) sont avant tout du ressort de l’État concerné. Cependant, d’autres États qui ne sont pas confrontés au déplacement sur leur propre territoire, comme la Suisse, ont une obligation morale et légale de contribuer à veiller au respect des droits de l’homme et des conventions de droit humanitaire qu’ils ont ratifiées. Il s’agit là d’une question sensible et souvent fortement politisée dans la mesure où la protection des PDI est essentiellement une responsabilité nationale ; c’est une question qui est étroitement liée à la souveraineté des États concernés, qui peuvent considérer les actions d’autres États en matière de déplacement forcé comme une interférence injustifiée.
Ce défi est encore plus pressant dans le cas de la prévention du déplacement forcé. Lorsqu’ils choisissent les instruments appropriés, il est utile pour les États tiers de distinguer entre deux types d’interventions : celles destinées à prévenir un déplacement forcé qui a lieu pour la première fois, et celles qui ont pour objet de prévenir la répétition d’un déplacement forcé. Dans les deux cas, cependant, des éléments clés comme la justice, la sécurité et des questions de développement doivent être traités. Les suivants sont une sélection ‘d’outils’ utilisés par la Suisse pour contribuer à la prévention de ces deux types de déplacement.
Promouvoir des instruments existants et combler des lacunes juridiques
Des instruments existants comme les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays, le Protocole des Grands Lacs et la Convention de Kampala sont des instruments clés pour la prévention du déplacement forcé. Toutefois, ils ne sont utiles que dans la mesure où ils sont largement reconnus et appliqués, par exemple à travers leur transformation en législation nationale. Dans ce contexte, le soutien des États qui habituellement prend deux formes différentes peut s’avérer inestimable : premièrement, les États peuvent contribuer de manière indirecte à la promotion et à la dissémination de ces instruments en soutenant le mandat du Rapporteur spécial sur les personnes déplacées dans leur propre pays. Ce soutien peut être financier ou prendre la forme d’un plaidoyer relatif à des menaces de déplacement. Dans ce dernier cas, les dialogues interactifs avec le Rapporteur spécial dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York ou du Conseil des droits de l’homme à Genève sont des occasions précieuses pour signaler des menaces imminentes.
Deuxièmement, les États peuvent intervenir directement dans des cas spécifiques. En 2011, par exemple, la Suisse a entrepris un projet au Nigeria en collaboration avec l’Observatoire des situations de déplacement interne (Internal Displacement Monitoring Centre – IDMC) afin de contribuer à la ratification et l’application de la Convention de Kampala. Suite à ce projet, une plateforme de coordination à l’intention des acteurs de la société civile travaillant sur des questions de déplacement a été créée. Actuellement, fin 2012, la troisième phase de ce projet, celle de mise en place d’une ‘formation de formateurs’ sur des questions relatives aux PDI et plus spécifiquement sur la Convention de Kampala, est en cours de réalisation.
Les États peuvent également vouloir combler des lacunes juridiques en matière de prévention du déplacement et de mise en œuvre de la protection. La Suisse travaille actuellement avec la Norvège et d’autres États intéressés, à la compilation de mesures concernant la prévention des déplacements transfrontaliers dans le contexte de catastrophes naturelles accompagnées, le cas échéant, des réponses à leur apporter. Ce travail s’est concrétisé en octobre 2012 par le lancement à Genève de ‘l’Initiative Nansen’, qui a pour objet de trouver une solution à cette catégorie de personnes qui ne sont ni couvertes par la Convention sur les réfugiés, ni par les Principes directeurs relatifs au déplacement interne et qui, de ce fait, sont laissées sans protection. Même si le droit des droits de l’homme s’applique à ces cas spécifiques, des questions critiques comme celles de l’admission sur un territoire étranger, le droit d’y rester de manière temporaire ou permanente, et l’accès aux droits fondamentaux, ne sont pas couvertes.[i]
Promouvoir le respect du droit international dans les conflits armés
Pour la prévention des déplacements liés à un conflit, l’outil principal à disposition des États tiers reste la promotion du respect du droit international. Même si en vertu du droit international un déplacement forcé dans des conditions tout à fait spécifiques (comme par exemple d’assurer la protection des personnes concernées contre des menaces d’opérations militaires) peut être autorisé, celui-ci finit tout de même habituellement par provoquer, directement ou indirectement, des violations du droit international. Veiller à ce que toutes les parties au conflit, ainsi que les civils menacés d’être déplacés, sont conscients de leurs droits et de leurs devoirs tels que garantis par le droit international est donc un outil efficace pour prévenir ou du moins limiter le déplacement. C’est pourquoi, le gouvernement suisse plaide activement en faveur d’une meilleure application du droit international, tel qu’il le spécifie dans sa Stratégie pour la protection des civils dans les conflits armés.[ii]
Les mécanismes de surveillance, de compte-rendu et d’enquête (monitoring, reporting and fact-finding – MRF), comme moyens pour amener les auteurs de violations du droit international dans les situations de conflit armé et de troubles internes à rendre des comptes et ainsi à prévenir de futures violations du droit international, ont acquis une pertinence accrue au cours des dernières années. Toutefois, les acteurs impliqués dans les mécanismes de MRF sont confrontés à un manque de recherche et d’orientation sur le sujet. La Suisse soutient donc actuellement un projet de recherche et de politique sur plusieurs années dirigé par le Programme sur la politique humanitaire et la recherche sur le conflit qui se consacre à développer des mesures de renforcement des capacités et d’étudier des possibilités de formation et d’orientations pratiques à l’intention des praticiens impliqués dans des mécanismes de MRF.
Dialoguer avec les groupes armés afin de mieux protéger les civils
Une autre ligne d’action consiste à impliquer les groupes armés, qui bien souvent font partie du problème à l’origine du déplacement interne et doivent donc être inclus dans la recherche de solutions. En plus du dialogue direct avec certains de ces groupes – principalement dans un contexte de médiation de la paix – la Suisse soutient un certain nombre de projets de politiques destinées à mieux équiper ceux qui sont engagés dans un dialogue humanitaire avec les groupes armés. L’un de ces projets, appelé ‘Règles d’engagement’ qui est mené par l’Académie de Droit international humanitaire et de droits humains à Genève explore le dialogue avec ces groupes sur le thème du respect des normes internationales. La Suisse a également mandaté récemment l’ONG Geneva Call, et lui a demandé d’enquêter de manière détaillée sur la part que jouent les groupes armés à différentes étapes du déplacement ainsi que sur leur rôle en tant qu’acteurs potentiels de prévention du déplacement. Les résultats de ces projets sont attendus vers mi ou fin 2013.
Soutien aux ONG locales et internationales et aux gouvernements
D’autres gouvernements qui ont besoin d’une assistance technique concernant des aspects spécifiques du déplacement forcé sont également d’importants partenaires. En Colombie, par exemple, la Suisse assiste le Ministère de l’agriculture à mettre en place une approche
‘do-no-harm’ (ne pas causer de dommages) dans le cadre de l’application de la Loi victimes et restitution foncière qui est entrée en vigueur en 2011.[iii] Cette loi a pour objectif de rendre possible le retour des PDI et de créer des conditions contribuant à éviter de nouveaux déplacements à l’avenir. En recourant à cette approche, des effets imprévus découlant de l’application de la loi qui pourraient causer d’autres déplacements supplémentaires peuvent être identifiés et évités. Une telle coopération peut être complémentaire d’un soutien aux ONG spécialisées, locales ou internationales. C’est ainsi que la Suisse soutient également la Société nationale de la Croix Rouge colombienne et l’aide à développer des mesures de renforcement de la préparation en cas de catastrophes naturelles, contribuant de cette manière à la prévention de déplacements forcés qui pourraient avoir lieu dans ce type de circonstances.
Approche dite de ‘traitement du passé’ pour prévenir la répétition du déplacement
L’approche ‘traitement du passé’ (Dealing-With-the-Past Approach) est une autre méthodologie spécifique de prévention de la répétition du déplacement forcé. Dans les cas de récurrence potentielle du déplacement forcé, les stratégies nationales de prévention devraient éviter de traiter séparément les PDI, et au contraire inclure les efforts spécifiques destinés à prévenir un nouveau déplacement forcé à une approche plus générale applicable à tous ceux qui ont été victimes d’abus des droits de l’homme par le passé. L’approche traitement du passé, qui rassemble les droits des victimes et des sociétés ainsi que les obligations des États en matière de vérité, justice, réparation et garantie de non répétition, est utile aux États qui souhaitent développer une stratégie nationale pour trouver une solution aux abus des droits de l’homme commis dans le passé. Par le biais de son Groupe de travail spécialisé dans le traitement du passé et la prévention des atrocités, la Suisse conseille les États sur la manière d’intégrer les aspects de traitement du passé à leurs politiques et stratégies. Ce Groupe a également contribué à des études spécifiques sur le lien entre déplacement interne et justice transitionnelle. Le Groupe de travail cherchera à renforcer encore davantage les liens et la collaboration entre les mandats du Rapporteur spécial sur les personnes déplacées dans leur propre pays et le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition.
Conclusion
S’attaquer au déplacement forcé, et en particulier à sa prévention, est une question délicate pour les États dans la mesure où la responsabilité primordiale de prévenir et protéger incombe à l’État concerné. Toutefois, il existe une série d’outils et de méthodologies à disposition des États tiers qui leur permettent de traiter de cette question hautement controversée sans ingérence par rapport à la souveraineté d’un autre État. Ces outils leur fournissent la possibilité d’agir en soutenant des mesures existantes de protection qui ciblent la prévention du déplacement ainsi que le développement de nouvelles mesures de protection au niveau national, régional ou international. Davantage de partenariats impliquant toute une variété d’acteurs comme des États homologues, le Rapporteur spécial sur les PDI, les organisations internationales ou les ONG locales peuvent et devraient être développés dans cette optique. Les États deviennent ainsi les acteurs clés de la prévention du déplacement – sur leur propre territoire et également sur la scène internationale.
Isabelle Gómez Truedsson isabelle.gomeztruedsson@eda.admin.ch est Diplomate et travaille pour la Division Sécurité humaine du D
[i] Voir ‘Des principes Nansen à l’initiative Nansen’ de Walter Kälin pages 48-9.
[ii] En 2009 la Suisse a élaboré cette stratégie pour affirmer ainsi sa volonté de mieux répondre aux défis de protection des civils dans les conflits armés, renforcer l’efficacité de son action multilatérale et bilatérale et consolider son positionnement international sur la question. Cette stratégie est actuellement en cours de révision.
[iii] Cette loi régit la restitution de terres aux victimes du conflit et reconnaît explicitement l’existence d’un conflit armé en Colombie. Elle a pour objet de résoudre les problèmes causés par les dépossessions de terres auxquelles les populations déplacées ont dû faire face au cours des récentes décennies. De nombreux bénéficiaires potentiels ont été menacés et ainsi empêchés de revendiquer leurs droits. La Direction suisse du développement et de la coopération (DDC) développe une approche ‘do-no-harm’ depuis 2004.