Cet article s’appuie sur des rapports d’évaluation et des exercices d’établissement de profils menés par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) afin de définir les besoins dans les zones de retour et préparer la voie en vue de programmes de réintégration et de stabilisation des communautés. Les conclusions de ces rapports d’évaluation ont mené à la mise en chantier d’un certain nombre de projets de réintégration, par exemple au Ghana. Ces évaluations ont été effectuées entre juin et octobre 2011.[1]
Près de 800 000 migrants ont fui la Libye en 2011, parmi lesquels 212 331 Africains de l’Ouest sont retournés dans leurs six pays d’origine[2], 130 677 en passant directement la frontière depuis la Libye, et 81 654 avec l’assistance de l’OIM, la majorité par avion. L’énorme majorité des rapatriés Ouest Africains étaient des hommes (98 à 99%), en majorité âgés de 20 à 40 ans, et une importante proportion d’entre eux occupaient des emplois peu qualifiés en Libye, à savoir du travail manuel dans l’agriculture et la construction.
On estime que les travailleurs migrants se trouvant en Libye ont transféré près de 1 milliard de dollars US en 2010. La majorité des rapatriés provenaient de communautés défavorisées et sous-développées ayant subi un échec agricole accompagné d’insécurité alimentaire et de malnutrition, et se caractérisant par un manque général d’opportunité économiques ainsi que des infrastructures de santé et des services d’éducation inadéquats. La migration en quête de travail constituait une stratégie de survie déterminante dans laquelle les versements des rapatriés jouaient un rôle majeur pour la survie des familles. Ces versements étaient utilisés pour couvrir des besoins quotidiens élémentaires – nourriture, hébergement, santé et éducation – et il ne restait pratiquement rien à investir. De fait, la plus grande partie des versements étaient dépensés en nourriture, et dans certains pays près de 90% de ce revenu tiré des transferts étaient consacrés à ce seul besoin fondamental. Lorsque de l’argent était dépensé à l’achat d’actifs, il s’agissait le plus souvent d’actifs agricoles.
L’impact économique du à la perte des versements a été ressenti individuellement au niveau des familles mais aussi au niveau des communautés, même si d’autres constats semblent montrer que les versements n’avaient que peu d’effet sur la communauté en général. Il n’y a aucun doute, la consommation des ménages s’est trouvée affectée, l’argent nécessaire aux besoins familiaux et à la nourriture quotidienne est devenu problématique, et certaines personnes ont dû envisager de retirer leurs enfants de l’école. Ces difficultés semblent avoir été particulièrement aigües dans des endroits qui ont souffert d’insécurité alimentaire grave pendant plusieurs années comme au Niger, ou qui étaient très fortement dépendants des versements venus de l’étranger comme au Mali.
Au Niger, l’arrêt brusque des versements a eu un impact négatif sur les marchés locaux et les commerçants. Au Sénégal, les villages dont la communauté expatriée en Libye était importante ont souffert de manière particulièrement sévère ; dans un cas, 75% des revenus du village provenaient des transferts provenant Libye ou d’ailleurs.
L’accueil à la maison
L’OIM s’est efforcée avec l’aide du gouvernement et des agences partenaires de garantir la mise en place de structures d’accueil. Cela s’est traduit par l’installation de centres de transit qui procuraient de la nourriture, de l’eau et des installations sanitaires, en attendant que soit organisé le transport vers les destinations définitives. Dans certains pays, les rapatriés ont été accueillis dans leurs villes d’origine avec de la nourriture et un hébergement fournis par les autorités et les ONG locales.
Le retour et l’accueil des migrants semblent avoir été systématiquement organisés à travers l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest, mais les mesures se sont essoufflées, peut-être de manière inévitable au vu des circonstances, lorsqu’un soutien à la réintégration s’est avéré nécessaire. En termes d’accueil, l’approche sénégalaise semble tout à fait typique des autres pays de la région. Le gouvernement a mobilisé un comité national avec l’aide de l’OIM et d’autres agences pour planifier l’intervention qui impliquait l’accueil des rapatriés à leur arrivée dans les aéroports internationaux ou aux frontières terrestres, la fourniture d’une assistance de base et ensuite l’organisation de leur transport jusque chez eux.
Les rapatriés sont rentrés chez eux sains et saufs, mais c’est d’un soutien à la réinstallation dont ils ont réellement besoin. Au Niger, le gouvernement a émis une ordonnance concernant le soutien aux rapatriés comprenant la distribution de nourriture, la fourniture de semences, la remise de bétail, et une aide financière. Mais l’exécution de cette ordonnance a varié en fonction des endroits. Certaines autorités locales n’ont pratiquement rien fait et n’ont même pas organisé un processus d’enregistrement ; d’autres autorités, bien que lentes au départ, ont mis des plans en place pour effectuer des transferts monétaires, organiser des programmes « d’argent contre travail », et renforcer les banques de céréales. Au Tchad, certaines régions ont mis sur pied des comités d’accueil et ont organisé des enregistrements en prélude à d’autres activités, alors que d’autres ne faisaient rien. Au Sénégal, il s’est avéré que le problème était en partie dû au fait que le retour était géré au niveau central, sans implication des autorités locales, ce qui a entrainé une faible réponse au niveau local. Au Ghana, malgré les bonnes intentions déclarées du gouvernement, aucun programme de réintégration n’a été initié. Un rapatrié au Niger a déclaré : « Je suis ici depuis quatre mois et aucun soutien ne nous est parvenu. Il semble que quelque chose a été prévu pour nous, mais que pour une raison ou une autre, cette aide reste bloquée à Niamey ».
La leçon importante à tirer est la nécessité d’introduire à temps des mesures spécifiques pour faciliter la réintégration des rapatriés. Un projet novateur de réintégration des rapatriés a été introduit au Bangladesh [voir encart]. Il est encore prématuré pour en évaluer les résultats, mais à l’avenir il pourrait servir de modèle à d’autres pays.
L’accueil au retour à la maison s’est avéré une expérience douce-amère pour de nombreux rapatriés. Les réunions ont été émouvantes ; les familles étaient soulagées de voir leurs parents revenir chez eux sains et saufs mais la joie s’est rapidement transformée en préoccupation pour joindre les deux bouts, et les rapatriés se sont sentis embarrassés d’être revenus les mains vides. La plupart des rapatriés étaient, de toute façon, issus de familles pauvres et leur retour à la maison a encore aggravé la vulnérabilité de ces familles déjà en difficultés.
Dans tous les pays, les rapatriés se sont retrouvés dans des circonstances très difficiles et ils ont souvent fait part de leurs sentiments de désespoir, d’anxiété et de frustration. Par-dessus tout, ce qui s’impose avec force dans l’ensemble des rapports, c’est la tragédie humaine que vivent ces jeunes hommes et femmes, soudainement déracinés et qui ont perdu leurs moyens d’existence pour se retrouver à nouveau transplantés dans une situation de dépendance avec des perspectives sombres et incertaines. Les rapatriés ont souvent dit qu’ils se sentaient humiliés – un grand nombre d’entre eux se sont sentis méprisés par les membres de la communauté et ont été en but aux invectives – et qu’ils souffraient d’un état de fragilité et d’instabilité émotionnelles. Trouver un emploi et un logement, et faire face aux dépenses quotidiennes sont les préoccupations les plus courantes et les plus évidentes. Au Burkina Faso la plupart des rapatriés vivaient avec des parents ou des amis dans des abris construits avec des matériaux temporaires. Certains d’entre eux semblaient éprouver des difficultés à trouver le prochain repas et à couvrir les frais de scolarité ou les soins médicaux.
Les rapatriés font face à cette situation en recourant à différentes mesures pour joindre les deux bouts. Au Ghana, des directeurs de banques locales ont indiqué avoir observé des retraits d’épargne, des remboursements anticipés de dépôts fixes ainsi qu’une augmentation des demandes de prêts. Au Burkina Faso, c’est du bétail qui a été vendu pour couvrir des besoins immédiats. Dans ces deux cas, des investissements importants ont été dépensés.
Certains rapatriés sont retournés à leurs activités antérieures, mais ils n’étaient pas nombreux à être revenus avec suffisamment d’économies pour pouvoir redémarrer ou s’installer. Dans tous ces pays, les rapatriés semblaient avoir des idées pour entreprendre de nouvelles activités génératrices de revenus et l’envie de le faire, mais il leur manquait l’argent et le matériel nécessaires pour lancer ces initiatives.
En plus du manque d’argent, le traumatisme psychologique, la perte de biens ou d’investissements, et l’endettement font partie des obstacles les plus importants. Le « choc culturel » que constitue le retour à la maison semble aussi avoir été un problème pour certains ; parce qu’ils avaient adopté un mode de vie différent en Libye, les migrants sont considérés comme différents par les membres de leur communauté. Ils sortent du lot par l’habillement mais aussi parce qu’ils ont des comportements considérés comme inappropriés, propension à s’enivrer et à la promiscuité par exemple. Dans certains cas, ils donnent l’impression de ne pas se contenter du travail qui était le leur auparavant, et de vouloir un travail plus qualifié. Il n’est donc pas surprenant que les évaluations aient montré que certains rapatriés envisageaient d’émigrer à nouveau. Ce qui est intéressant, cependant, c’est que la plupart des rapatriés souhaitaient vivement pouvoir rester chez eux et s’adapter aux circonstances locales, à condition seulement d’être aidés pour retrouver un emploi ou monter une entreprise.
Dans certaines communautés où le travail migrant représentait une stratégie de survie essentielle, comme au Ghana, les membres de la communauté tendaient à être plus sensibles face aux difficultés rencontrées par les migrants rapatriés, et s’inquiétaient de l’instabilité sociale qui risquait de surgir si ces jeunes hommes durs au travail étaient incapables de retrouver un emploi. Au Burkina Faso, au contraire le soutien communautaire était faible, probablement parce que les migrants eux-mêmes n’avaient pas investi dans leurs lieux d’origine lorsqu’ils étaient à l’étranger.
Conclusion
L’image qui se dégage à travers l’ensemble des différents pays est raisonnablement claire et cohérente. L’opération de rapatriement organisée par la communauté internationale, les gouvernements et les ONG en réponse au danger immédiat a réussi, par son efficacité, à sauver la vie de milliers de travailleurs migrants et à empêcher la crise libyenne de déborder dans d’autres pays, évitant ainsi qu’elle ne se transforme en une catastrophe humanitaire bien plus vaste. Plusieurs mois après, et alors que les menaces sécuritaires immédiates sont contenues, l’aspect le plus visible reste la déception et les difficultés de ces dizaines de milliers de jeunes hommes soudainement dépossédés des moyens d’existence pour lesquels ils avaient effectués des voyages si durs, et qui de retour chez eux n’ont aucun moyen de s’en sortir. Des programmes d’intégration socioéconomique font cruellement défaut non seulement pour aider individuellement les rapatriés et leurs familles, mais aussi pour garantir la paix et la stabilité en général au sein des communautés, des pays et de la région dans son ensemble.
Asmita Naik asmita.naik@yahoo.com est Consultante indépendante. Frank Laczko flaczko@iom.int est Chef de la Division de recherche sur les migrations à l’Organisation internationale pour les migrations www.iom.int
[1] Ces rapports sont disponibles sur demande auprès de l’OIM.
[2] Burkina Faso, Tchad, Ghana, Mali, Niger et Sénégal.