Un affrontement armé d’une durée de cinq mois entre les forces armées de l’État et le groupe Maute d’inspiration État islamique (EI) qui a débuté en mai 2017, a déplacé environ 360 000 personnes hors de la ville de Marawi à Mindanao dans le sud des Philippines. Ces personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) ont principalement cherché refuge dans des centres d’évacuation dans les régions voisines et auprès de parents en dehors de Marawi. Selon les rapports de l’ONU datant d’août 2018, plus de 320 000 PDI sont retournées dans les zones déclarées sûres par les militaires, mais les efforts de reconstruction battent encore leur plein et 69 412 personnes déplacées se trouvent toujours en attente dans une situation incertaine[1].
Aux Philippines, il n’existe pas de législation spécifique concernant la situation des PDI. Au lieu de cela, les directives juridiques qui encadrent la réponse de l’État dans les cas de déplacement sont fondées sur la Loi philippine de 2010 relative à la réduction et à la gestion des risques de catastrophe (LPRGRC)[2]. Cette Loi a pour objet de reconfigurer les rôles traditionnels des agences gouvernementales nationales et locales en leur assignant des responsabilités supplémentaires en matière d’intervention en situation de catastrophe. La LPRGRC a été saluée comme un jalon important lorsqu’elle a été adoptée mais les limites de ce cadre juridique apparaissent maintenant évidentes. Elle traite principalement des structures, plutôt que des droits et des normes, des acteurs de la réponse plutôt que des personnes déplacées, ce qui ne se traduit pas en une intervention systématique et efficace ; les efforts de relèvement continuent d’être menés ponctuellement suite aux catastrophes. En outre, la loi ne contient aucun discours sur les droits, exception faite de certaines déclarations non contraignantes. L’absence d’un fondement reposant clairement sur les droits humains et sur lequel s’appuient les cadres juridique et institutionnel de l’intervention qui en découle, a un impact sur ses processus de planification et de mise en œuvre.
Le recours par le gouvernement à certains fonds de catastrophe est soumis à de longs processus d’approvisionnement et de décaissement qui retardent la mise à disposition de la réponse. La LPRGRC a également servi d’orientation pour la création de fonds d’affectation spéciaux destinés aux réponses urgentes dans lesquels les gouvernements locaux doivent transférer leurs surplus non dépensés au cours des années antérieures, toutefois certains gouvernements locaux ne le font pas, ce qui a pour effet d’affaiblir encore davantage les capacités locales de réponse[3].
Les réglementations associées à la LPRGRC interdisent aux PDI de vendre des articles de première nécessité pour obtenir des espèces, même si ces articles sont de mauvaise qualité et manquent de variété. Le suivi et le contrôle effectué par la Commission des droits de l’homme (CDH) des Philippines montrent que les autres besoins, en dehors des articles de première nécessité, n’ont pas été couverts. De plus, des personnes déplacées ont indiqué que certains prestataires de service les ont menacés de les « mettre sur la liste noire » des distributions d’assistance si elles revendaient les articles reçus, ce qui est contraire aux normes minimales de Sphere qui spécifient que les PDI devraient avoir la possibilité de vendre les articles qu’elles reçoivent afin d’obtenir des produits de première nécessité et des espèces[4].
Certaines communautés déplacées n’ont pas eu accès à des opportunités de moyens d’existence ou de génération de revenus, ce qui a entravé leurs capacités de relèvement suite à la crise. D’autres sites d’évacuation ne disposaient pas d’installation d’urgence pour les soins médicaux. Les femmes et les filles parmi les PDI se sont également trouvées dans des situations de vulnérabilité accrue – en particulier en ce qui concerne le harcèlement sexuel et la traite des personnes du fait d’un manque de dispositions adaptées aux besoins sexospécifiques dans les zones d’évacuation (par exemple, l’absence, dans ces zones, de cloisons entre les latrines utilisées par les hommes et celles des femmes, qui dans certains cas se trouvaient adjacentes les unes aux autres). Les mouvements des personnes déplacées étaient limités et elles avaient fréquemment besoin de présenter leurs documents d’identité aux autorités, alors même qu’ils avaient été perdus ou détruits pendant leur fuite.
Malgré les structures rigides spécifiées dans la LPRGRC, la confusion n’a pas permis de déterminer quelles étaient les autorités gouvernementales supposées diriger les efforts de coordination ce qui a compliqué les mécanismes de coordination des camps. En outre, les gouvernements locaux chargés d’accueillir les PDI ne disposaient pas non plus des ressources adéquates pour couvrir leurs besoins[5].
La Task Force Bangon Marawi nationale est intervenue pour agir comme organisme inter-agence et multi-niveau, et superviser la mise en œuvre de la réponse, même si elle aussi s’est trouvée confrontée à des difficultés. Cette task force ou groupe de travail est une émanation du Programme complet de réhabilitation et de redressement de Bangon Marawi (BMCRRP), la principale stratégie qui oriente les efforts visant à résoudre le problème du déplacement interne issu du conflit de Marawi (mais qui n’a toujours pas été pleinement mise en œuvre). Ce groupe de travail institué par le Président Duterte en juillet 2017 a fonctionné comme une réponse ad hoc spécifique pour la crise de Marawi, plutôt que comme un organe conforme à la LPRGRC.
Le Programme complet de réhabilitation et de redressement a fondé sa programmation sur des évaluations de besoins réalisées suite au conflit et sur des consultations avec des porte-paroles communautaires – les PDI elles-mêmes, leurs représentants et d’autres parties prenantes communautaires – ainsi que sur les plans du gouvernement local et des autres parties prenantes. Prendre en compte l’avis des PDI et des parties prenantes communautaires est une manière de reconnaître l’importance de leurs opinions afin de garantir le succès de la planification et de la mise en œuvre de l’intervention. Néanmoins, le processus de prise de décision reste vertical : ces parties prenantes n’ont pas fait partie de la structure institutionnelle mobilisée pour planifier et opérer le groupe de travail.
Dès le départ, l’intervention en réponse à la crise de Marawi a été militarisée, ou a compté pour le moins avec une forte présence militaire. Le Département de la défense nationale qui dirige à la fois la Task Force et l’exécution du Programme complet de réhabilitation et de redressement à travers le Conseil national pour la réduction et la gestion des risques de catastrophe, est en charge de la réhabilitation des PDI et de la coordination des efforts de redressement à Marawi.
Privées de droits spécifiques, les PDI trouvent difficile de revendiquer ce qui leur est dû au gouvernement, d’exiger des actions concrètes ou d’engager un dialogue sur les normes et la qualité des réponses apportées au déplacement. Dans ce cas précis, des processus plus participatifs, ainsi qu’un plus grand nombre d’engagements relatifs aux droits humains au niveau institutionnel pourraient améliorer substantiellement les interventions apportées en réponse au déplacement interne. Une approche incorporant les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays pourrait potentiellement faciliter une réponse d’urgence et un programme de réhabilitation à la fois efficaces et conformes aux engagements en matière de droits humains. Des projets de lois relatifs au déplacement interne ont été préparés, lesquels incluent notamment des dispositions – conformes aux Principes directeur – qui permettraient de garantir l’accès des PDI aux biens et services et la poursuite en justice des responsables du déplacement arbitraire. Ces projets de loi, toutefois, languissent dans les tiroirs du Congrès des Philippines depuis près d’une décennie. Davantage d’attention et une implication plus soutenue de la part des agences nationales pour la protection des droits humains et d’autres acteurs, à la fois locaux et internationaux, sont nécessaires pour faire en sorte que de telles lois soient promulguées.
Reinna Bermudez reinna.chr@gmail.com
Responsable en charge, Centre de Crises, Conflit, et Protection humanitaire de la Commission des droits de l’homme (CDH) des Philippines http://chr.gov.ph/
Francis Tom Temprosa temprosa@umich.edu
Doctorant en Science du droit, Boursier du programme Grotius Michigan, Faculté de droit de l’Université du Michigan www.law.umich.edu/prospectivestudents/graduate/degreeprograms/sjd/Pages/francis-tom-temprosa.aspx
Odessa Gonzalez Benson odessagb@umich.edu
Professeure assistante, Faculté d’action sociale et École pour les études urbaines de Détroit, Université du Michigan https://ssw.umich.edu/faculty/profiles/tenure-track/odessagb
[1] https://reliefweb.int/report/philippines/philippines-humanitarian-bulletin-issue-7-august-2018
[2] www.officialgazette.gov.ph/2010/05/27/republic-act-no-10121/
[3] Commission relative au Rapport d’audit sur le fonds destiné à la réduction et à la gestion des risques de catastrophe (RGRC) (2016).
[4] Normes minimales du Projet Sphere relatives à l’approvisionnement en eau, l’assainissement et la promotion de l’hygiène, Note explicative 4, p.95.
www.spherehandbook.org/content/pages/en/6.minimum-standards-in-water-supply-sanitation-and-hygiene-promotion.pdf
[5] La CDH a entrepris des activités de suivi et de contrôle dans les zones touchées par la crise de Marawi qui ont été menées conjointement avec les bureaux régionaux de la Commission et avec la Commission régionale des droits de l’homme du gouvernement régional qui couvre le Marawi.