Les normes internationales qui régissent les programmes de réinstallation stipulent que les développeurs ont la responsabilité d’améliorer, ou du moins de rétablir, les moyens de subsistance et les conditions de vie des personnes qui ont été réinstallées du fait de projets de développement – cependant ces objectifs sont rarement atteints dans la pratique. Dans les endroits où les personnes réinstallées ont subi des préjudices matériels et économiques, les développeurs de projets se contentent le plus souvent de donner une indemnisation en espèces et de remplacer les biens élémentaires. Comme en témoigne la recherche, cette approche néglige les processus complexes de restauration des moyens de subsistance qui sont étroitement liés aux structures sociales localisées[1]. Dans des circonstances où les ménages tentent de gérer des structures sociales qui ont changé sans disposer des ressources suffisantes, et luttent pour reconstituer les biens matériels et économiques nécessaires à leur survie, l’indemnisation en espèces peut exacerber l’exposition déjà accrue des personnes déplacées aux risques d’appauvrissement.
Après une réinstallation, les femmes font face à des obstacles spécifiques qui les empêchent d’obtenir des indemnisations et de les utiliser pour restaurer leurs moyens de subsistance et les conditions de vie de leur ménage. Le cas du barrage hydroélectrique du haut Paunglaung (HPL) situé dans l’État Shan au Myanmar illustre les implications sexospécifiques des programmes de compensation en espèces pour la restauration des moyens de subsistance et les défis uniques auxquels les femmes sont confrontées lorsqu’elles sont déplacées.
L’analyse s’appuie sur des données qualitatives et quantitatives collectées par Spectrum (Réseau de connaissances sur le développement durable) [2]. En 2013, 23 villages (9 755 personnes) ont été réinstallés contre leur gré et déplacées des plaines vers les hauteurs pour faire place au barrage du HPL[3]. En 2016, les chercheurs de Spectrum ont mené 66 entretiens semi-structurés avec des femmes et des hommes réinstallés, des chefs de village, les autorités du canton, des exécutants de projets (ingénieurs du gouvernement) et des moines[4]. Deux enquêtes socioéconomiques ont également été menées auprès des ménages déplacés, la première directement après la réinstallation en 2014 et la seconde en 2016[5].
Selon les normes internationales, le développement du barrage HPL a suivi ce qui se pratique couramment dans ce type de situations. Les personnes déplacées ont reçu une compensation en espèces pour leurs pertes matérielles et économiques, ainsi que des parcelles habitables de substitution. Les résultats d’une enquête et d’entretiens ont révélé que les ménages réinstallés avaient noté des améliorations en termes d’accès à l’éducation, à l’électricité, aux soins médicaux, aux routes et aux édifices religieux. En dépit de ces améliorations, dans les sites de réinstallation la génération de revenus et l’accès à la terre pour l’agriculture de subsistance constituaient une source majeure de préoccupation. Les ménages éprouvent des difficultés à joindre les deux bouts après avoir perdu de grandes parcelles de terres agricoles productives. Outre le défi que représentent les moyens de subsistance, les aspects sexospécifiques de la restauration des moyens de subsistance n’ont pas été explicitement abordés par l’équipe chargée du projet HPL.
Accès aux informations
Pour les femmes, un obstacle initial important était celui de l’accès à l’information. Le partage d’informations concernant le plan de réinstallation et de sa mise en œuvre s’est déroulé selon un mode vertical et a été dominé par les hommes. Les responsables gouvernementaux ont fourni aux chefs de villages des informations sur le projet et des mises à jour, puis les dirigeants ont organisé des réunions au niveau du village avec les chefs de ménage. Tous les responsables gouvernementaux et les chefs de villages étaient des hommes. Au Myanmar, l’homme le plus âgé assume généralement le rôle de chef de ménage, ce qui signifie, à quelques exceptions près, que tous les participants aux séances d’information étaient des hommes.
Les femmes ont surtout appris l’existence du projet par l’intermédiaire de leurs maris et de leurs voisins. Ce mode de partage indirect des informations a conduit à une incohérence entre les informations fournies lors des réunions et la compréhension de ce que le projet et le processus de réinstallation impliquaient. Au cours d’entretiens, certaines femmes ont expliqué qu’elles ne comprenaient pas comment il était possible que leur village soit inondé, et elles étaient éberluées d’apprendre qu’un barrage allait être construit à l’emplacement où se trouvaient leurs maisons et leurs fermes. Les participants (hommes ou femmes) n’ont jamais eu l’occasion de poser des questions lors des séances d’information ; ceux qui l’ont fait ont été exclus des réunions suivantes. Le manque d’engagement des femmes dans le processus de consultation a également eu des conséquences négatives sur leur capacité à négocier et à obtenir une indemnisation.
Droits à l’indemnisation
Le processus de calcul et de répartition des indemnisations a eu tendance à favoriser les hommes. Les promoteurs de projets versent généralement une compensation aux détenteurs de titres fonciers (généralement le chef de ménage masculin), et les biens de substitution (structures et parcelles) sont souvent enregistrés à leur nom. Dans le cas du projet HPL, les femmes n’étaient pas impliquées lors des discussions portant sur les conditions d’indemnisation et sur leurs droits, et elles n’ont pas participé aux réunions lorsque les indemnités ont été distribuées aux chefs de famille. Dans les villages, ce sont généralement les femmes qui gèrent le budget du ménage et sont responsables d’organiser l’approvisionnement en nourriture et autres denrées essentielles pour la famille. Les personnes interrogées ont déclaré que les hommes n’ont pas remis de manière fiable l’intégralité du montant de l’indemnisation à leurs épouses (et qu’ils auraient, pour la plupart, dépensé l’argent au jeu et pour se procurer de l’alcool). En l’absence d’une compensation intégrale, les femmes n’ont pas eu la possibilité d’accéder directement aux fonds et de les contrôler, et elles n’ont pas été en mesure de rétablir le niveau de vie et les moyens de subsistance de la famille après la réinstallation, ce qui a provoqué des sentiments de stress et de désespoir.
Accès aux terres fertiles
Dans le contexte de nombreux projets de développement, le manque de terres rurales fertiles signifie que les populations réinstallées doivent souvent abandonner un schéma de vie reposant sur l’agriculture de subsistance pour devenir plus dépendantes d’une économie axée sur les liquidités. L’augmentation des dépenses liées à la nouvelle économie monétaire peut peser sur les relations dans le ménage et accroître la charge de travail des femmes. Les hommes migrent souvent à la recherche d’un emploi, ce qui entraîne une augmentation rapide du nombre de ménages dirigés par des femmes auxquelles il incombe de trouver des moyens de combler l’écart de revenu immédiat[6]. La difficulté qu’elles rencontrent pour accéder aux activités et aux moyens de subsistance ajoute un fardeau supplémentaire aux femmes car elles disposent de ressources diminuées pour s’acquitter de responsabilités familiales supplémentaires.
Dans le cas du HPL, on a promis aux personnes concernées de les indemniser en leur fournissant un terrain en échange d’un autre terrain; toutefois, en 2016, seules les parcelles disposant de petits potagers et d’arbres fruitiers avaient été remplacées. Le remplacement des 3 200 hectares de terres cultivées sur lesquels les villageois comptaient pour leur subsistance et les cultures de rente avant la réinstallation avait été promis mais n’avait pas encore eu lieu. Parallèlement, les terres attribuées aux parcelles habitables dans les villages de réinstallation se sont révélées moins fertiles et moins productives que dans les plaines.
En outre, l’équipe du projet HPL a négligé l’importance des ressources communes. Avant leur réinstallation, les villageois du HPL vivaient à proximité de terres forestières qui avaient une valeur de subsistance conséquente pour les ménages, et en particulier pour les femmes, en raison de la qualité des légumes sauvages qu’elles pouvaient y trouver. Les hommes utilisaient également la forêt pour chasser des animaux sauvages pour se nourrir. Dans les villages de réinstallation, les femmes et les hommes ont encore accès aux ressources des terres forestières, mais la qualité et la quantité des légumes et de la viande sont fortement diminuées par rapport à celles des terres forestières des plaines auxquelles ils étaient habitués. Avec un accès réduit aux denrées alimentaires, les femmes ont déclaré se sentir constamment stressées par la nécessité de trouver suffisamment de nourriture et de ressources pour couvrir les besoins de leurs familles. En termes de productivité, les femmes sont devenues moins actives parce qu’elles ont moins de possibilités de se consacrer à la production agricole, et elles expriment leur désespoir face aux opportunités plus restreintes de gagner de l’argent ou d’accroître leur production de légumes.
Conséquences sociales d’un accès inégal aux opportunités
Dans les villages de réinstallation du HPL, des unités familiales ont été disloquées parce que les hommes en âge de travailler quittent la région pour trouver un emploi ailleurs. Les femmes ont assumé la direction de leur foyer et ont aussi assumé des responsabilités plus importantes dans le fonctionnement quotidien de leur famille et de leur village. Cela a modifié la dynamique de genre – et a augmenté la charge de travail des femmes. Avec des responsabilités élargies et des ressources réduites, les femmes comptent de plus en plus sur les hommes pour faire des transferts de fonds. Certaines se sentent limitées par la situation et veulent suivre leur mari pour trouver un travail rémunéré ; celles qui restent le font parce qu’elles ont des personnes à charge et des réseaux sociaux établis.
Dans le contexte du développement du barrage HPL, se contenter de dédommager en espèces et de remplacer les actifs élémentaires s’est révélé insuffisant pour rétablir les moyens de subsistance des villageois réinstallés, et en particulier ceux des femmes. À cela s’est ajouté un manque d’accès à l’information. Des efforts plus importants sont nécessaires, à la fois en matière de politique et de pratique, pour faire face aux différences sexospécifiques des impacts de la réinstallation et des opportunités en termes de moyens d’existence. À l’inverse, le projet hydroélectrique de Song Bung 4 au Vietnam présente un exemple positif d’inclusion du genre pour les grands projets d’infrastructure de la région[7]. Le processus de réinstallation a permis aux femmes de bénéficier d’approches participatives et de promouvoir activement l’égalité des sexes dans les villages reculés. Les projets futurs doivent veiller à ce que les femmes participent à la consultation et au partage d’informations, et à ce que les moyens de subsistance sexospécifiques soient pris en compte dans les processus de dédommagement et de réhabilitation.
Gillian Cornish g.cornish@uq.edu.au
Doctorante, Faculté des sciences de la terre et de l’environnement, Université du Queensland ; Consultante, Spectrum – Réseau de connaissances sur le développement durable https://spectrumsdkn.org/en/
Rebekah Ramsay Rebekah.ramsay@uqconnect.edu.au
Spécialiste du développement social, Banque asiatique de développement
Cet article a été rédigé à titre personnel et ne reflète pas nécessairement les vues de la Banque asiatique de développement ou de l’Université du Queensland.
[1] Cernea M M (2008) ‘Compensation and benefit sharing: Why resettlement policies and practices must be reformed’, Water Science and Engineering Vol 1, Numéro 1, pp. 89–120
www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1674237015300211?via%3Dihub
[2] Cette partie de l’étude a été financée par USAID et contractée par PACT.
[3] Au Myanmar, aux termes de la Constitution, l’intégralité des terres appartiennent à l’État, ce qui a pour effet de limiter les droits des individus à la terre et leurs capacités à exercer leurs facultés décisionnelles.
[4] Les auteurs veulent remercier David Allan et Natalie Fuller de Spectrum et Jenny Hedstrom pour leurs conseils ; Spectrum pour avoir coordonné le projet ; le Gouvernement du Myanmar et la municipalité de Paunglaung pour leur avoir facilité l’accès aux villages ; et les personnes interrogées et sondées pour leur temps et leurs contributions.
[5] L’étude socioéconomique a été conçue et réalisée par le Dr. Mie Mie Kyaw de l’Université de Mandalay.
[6] Gururaja S (2000) ‘Gender dimensions of displacement’, Revue Migrations Forcées, numéro 9 www.fmreview.org/gender-and-displacement/gururaja Voir aussi : Revue Migrations Forcées numéro 12 www.fmreview.org/development-induced-displacement
[7] Banque asiatique de développement (2014) Navigating Gender-Inclusive Resettlement: The Experience of the Song Bung 4 Hydropower Project in Viet Nam
www.adb.org/publications/navigating-gender-inclusive-resettlement-experience-song-bung-4-hydropower-project