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Technologies numériques, détention et alternatives à la détention
  • Carolina Gottardo, Celia Finch and Hannah Cooper
  • May 2024

L’utilisation de la technologie dans la détention des migrants et dans les alternatives à la détention pourrait conduire à l’érosion des droits humains des migrants et des réfugiés, ou au contraire, permettre une plus grande liberté et dignité. Cet article explore les complexités de cette question.

Artwork by Nani Puspasari for the Global Campaign.
Illustration de Nani Puspasari pour la Campagne Mondiale. Crédits : Coalition internationale sur la détention

Que cela nous plaise ou non, en matière de gouvernance migratoire, la technologie numérique est amenée à durer. Des portails de service client à la collecte de données biométriques, en passant par les modèles de prévision, les outils de reconnaissance faciale, l’utilisation d’algorithmes pour la prise de décision, ou l’utilisation de technologies dans la gestion des frontières, au cours des deux dernières décennies, les gouvernements du monde entier ont de plus en plus utilisé ces technologies dans la conception de leurs systèmes migratoires et comme outil de gouvernance migratoire. La pandémie de COVID-19 n’a fait qu’accélérer cette tendance.

Pourtant, ces types de technologies ne sont jamais neutres. Il n’existe pas de « solution » technique à des défis complexes et multidimensionnels. Les efforts déployés par certains visant à présenter la technologie numérique comme la solution aux biais humains sont au mieux naïfs et au pire dangereux. Utiliser l’intelligence artificielle (IA) et les technologies numériques est un choix politique. Mais les personnes qui prennent les décisions concernant ces technologies subissent rarement elles-mêmes leurs impacts. Les personnes déplacées, ainsi que leurs familles et leurs communautés, déjà souvent dans des situations vulnérables, se retrouvent « à la merci » de politiques et de pratiques sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle et peu ou pas d’influence.

Technologie et détention des immigrants, et alternatives à la détention

L’utilisation de la technologie dans la détention et les alternatives à la détention des migrants a été moins étudiée que son utilisation dans la gestion des frontières, mais il existe de nombreux exemples de technologies introduites. Par exemple, les « prisons intelligentes » sont désormais adoptées dans le contexte de la détention des migrants dans différentes régions du monde. Parallèlement, des technologies telles que le marquage et la surveillance électroniques ou la reconnaissance faciale et vocale sont utilisées ou envisagées par un nombre croissant de gouvernements, officiellement dans le cadre de leurs efforts visant à s’éloigner du recours généralisé à la détention des immigrés. Ces tendances, bien qu’elles puissent sembler être un progrès, suscitent de sérieuses inquiétudes auprès de la Coalition internationale contre la détention (International Detention Coalition, IDC) et d’autres organisations qui militent pour la fin de la détention des migrants.

Les informations concernant l’utilisation de la technologie dans les alternatives à la détention des migrants et ses impacts sur les individus se limitent en grande partie aux données de quelques pays clés (à savoir le Canada, le Royaume-Uni et les États-Unis). Cependant, nous savons qu’un nombre croissant de gouvernements envisagent d’employer cette technologie, s’ils ne l’utilisent pas déjà activement. Dans l’Union européenne, par exemple, le Danemark, la Hongrie, le Luxembourg et le Portugal ont tous inscrit l’utilisation du marquage électronique dans la loi ou dans des réglementations administratives. La Turquie, quant à elle, a inclus la surveillance électronique sur une liste d’alternatives autorisées à la détention incluse dans les amendements à la Loi sur les étrangers et la protection internationale de 2019 (mais qui n’ont pas encore été mis en œuvre). Fin 2023, l’Australie a adopté des lois qui imposeront un couvre-feu strict et des bracelets de surveillance à des dizaines de demandeurs d’asile libérés de détention à la suite d’une décision de la Haute Cour déclarant illégale la détention indéfinie.

Les membres de l’IDC du monde entier, travaillant avec les communautés et les personnes touchées par la détention ou risquant de l’être, expriment une inquiétude croissante quant à l’utilisation de telles technologies dans l’espace de détention des migrants. Les personnes risquant d’être placées en détention pour des raisons liées à leur migration sont particulièrement vulnérables à l’utilisation abusive des technologies numérique. De plus, elles ont peu de possibilités de faire valoir leurs droits ou d’accéder à la justice en cas d’utilisation abusive des technologies.

En réponse à ces préoccupations et tendances en plein essor, la Coalition internationale contre la détention (IDC) a lancé un nouveau champ d’étude axé spécifiquement sur l’utilisation des technologies numériques dans la détention des migrants et dans les alternatives à leur détention. Actuellement, notre objectif est d’examiner l’impact multidimensionnel de ces technologies sur la vie, le bien-être et l’avenir des individus, afin de veiller à ce que notre défense soit guidée par les expériences et les idées des membres de l’IDC, en particulier des leaders ayant vécu la détention et des représentants de communautés. À travers ce champ d’étude, nous aspirons à identifier comment l’utilisation aveugle de la technologie peut potentiellement nuire aux personnes déplacées et nous définirons si et comment elle peut contribuer à un engagement positif et pertinent. Cet article présente les composantes de ce travail et les thèmes qui en ont émergé.

Formes alternatives de détention et détention de fait

Jusqu’à présent, les recherches se sont concentrées sur la manière dont les États utilisent les technologies numériques pour restreindre davantage les libertés individuelles, porter atteinte aux droits humains et accroître la surveillance et l’application des lois. Ces méthodes ont été qualifiées de « techno-carcéralité » dans le contexte du programme d’alternatives à la détention des migrants du gouvernement canadien et représentent « le passage des modes de confinement traditionnels à des modes moins traditionnels, fondés sur la technologie mobile, électronique et numérique ». Un rapport sur le Programme de surveillance intensive des comparutions (Intensive Supervision Appearance Program, ISAP) aux États-Unis a déclaré que leurs éléments de surveillance électronique équivalaient à une « détention numérique ».

L’IDC considère le recours au marquage et à la surveillance électroniques comme une forme alternative de détention plutôt que comme une alternative à la détention. Les formes alternatives de détention sont de facto une privation de liberté, étant simplement une détention sous un autre nom. Il est possible que le terme « alternatives à la détention des migrants » soit récupéré et utilisé comme subterfuge pour désigner de telles initiatives. Concernant le marquage électronique, un récent rapport de l’IDC note le point suivant :

« [Le marquage électronique] restreint considérablement (et parfois nie complètement) la liberté et la liberté de mouvement, conduisant de facto à la détention. Il est souvent utilisé dans le contexte du droit pénal et il a été démontré qu’il a des effets négatifs considérables sur la santé mentale et physique des personnes, conduisant à la discrimination et à la stigmatisation. »

Plus largement, les dispositifs de surveillance électronique constituent une menace pour la liberté individuelle en raison d’une surveillance accrue et d’une collecte indifférenciée de données. Ils ont des connotations de criminalisation, tant pour la personne tenue de porter le dispositif que pour la communauté qui voit le dispositif. Nous savons également, grâce aux recherches et aux témoignages de nos membres, que l’exactitude des technologies de reconnaissance vocale et faciale est douteuse, en particulier pour les communautés victimes de discrimination raciale. Elles peuvent conduire à des erreurs aux conséquences graves et irréversibles, notamment la détention, l’expulsion et la séparation des familles et des proches.
Les applications des nouvelles technologies émergent à un rythme alarmant, avec peu d’analyses disponibles sur les impacts éthiques, logistiques et sociaux, ainsi que sur les impacts individuels. Les questions concernant la vie privée, les droits humains, la dignité, les biais et la possibilité de l’application des cadres juridiques existants aux décisions prises par l’IA doivent être abordées pour gérer les risques potentiels. Outre les risques, les migrants pourraient également avoir la possibilité d’utiliser les technologies numériques d’une manière qui leur profite, ou d’utiliser les technologies numériques pour faire progresser leurs droits.

La technologie comme moyen d’améliorer l’engagement ?

L’IDC a relevé des témoignages anecdotiques où l’utilisation des technologies numériques dans le contexte des alternatives à la détention des migrants a pu présenter certains avantages pour les personnes déplacées. Citons par exemple le passage au Royaume-Uni des déclarations en personne aux déclarations par téléphone. Cette approche a été initialement testée pendant la pandémie de COVID-19, puis adoptée de manière plus permanente suite au plaidoyer soutenu des groupes de campagne. Les personnes concernées ont déclaré à l’IDC que ce changement avait contribué à alléger les obligations de déclaration en personne, qui étaient contraignantes et coûteuses et qui perturbaient leur travail et leur scolarité. De plus, des lieux tels que les commissariats de police et les centres de déclaration suscitent souvent chez les migrants et les réfugiés une anxiété accrue à l’idée d’être de nouveau détenus. Un contact physique limité avec de tels lieux est susceptible d’avoir un impact positif sur la santé mentale et le bien-être.

Bien sûr, comme l’a déclaré l’un des groupes militant pour ce changement, « les rapports téléphoniques eux-mêmes pourraient être tout aussi fastidieux s’ils sont mis en œuvre sans prendre de précautions ». Il est essentiel que les migrants et les réfugiés disposent des moyens de se déclarer ainsi (par exemple, avec une aide pour acheter un téléphone et du crédit) et que les conséquences en cas d’appel manqué ne soient pas sévères. Sans quoi, ce type de déclaration peut avoir des impacts négatifs sur eux. De plus, même si l’utilisation des téléphones constitue une forme de technologie relativement rudimentaire, il est important d’éviter les outils tels que la reconnaissance vocale ou faciale pour les raisons de fiabilité mentionnées ci-dessus.

Expérience vécue des solutions technologiques « alternatives à la détention des migrants »

La principale motivation de l’IDC pour lancer son nouveau champ d’étude sur la technologie, la détention des migrants et les alternatives à la détention des migrants est venue de nos membres du monde entier et, en particulier, des expériences et des informations de leaders ayant vécu un déplacement et de représentants des communautés sur le terrain. Grâce à ce travail, nous espérons explorer l’impact des technologies sur la vie, le bien-être et l’avenir des migrants et des réfugiés. Depuis sa création il y a près de 15 ans, l’IDC plaide en faveur d’alternatives à la détention fondées sur les droits. Nous voulons avant tout garantir que les personnes déplacées disposent de la capacité d’agir et de la capacité de s’impliquer de manière significative dans les systèmes de gouvernance migratoires. Nous souhaitons nous assurer que leurs droits et leur dignité sont respectés.
Nous espérons comprendre non seulement comment la technologie peut nuire aux personnes déplacées, mais également si et comment elle peut contribuer à accroître un engagement positif, digne et pertinent. Cela aidera l’IDC à mieux évaluer comment s’associer avec d’autres parties pour lutter contre certains types de technologie et à déterminer dans quels domaines les innovations pourraient créer des opportunités pour les personnes ayant vécu une expérience de détention ou susceptibles d’être détenues. Les axes explorés seront l’amélioration des services, la diffusion d’informations, la communication et une mise en œuvre plus efficace des alternatives communautaires à la détention des migrants. Il s’agira notamment d’examiner l’impact des technologies numériques selon une perspective intersectionnelle et tenant compte du genre, en comprenant que les identités diverses et croisées des individus signifient que leurs expériences de ces technologies varient considérablement.

Responsabilité et procédure régulière

La question de la responsabilité, ainsi que la question distincte mais connexe de la procédure régulière, sont des questions que nous espérons explorer à travers ce programme de travail. Lorsque des restrictions sont imposées, notamment celles liées à la technologie numérique, elles doivent être soumises à un examen rigoureux et inclure un droit de recours.
Lorsque la technologie est utilisée pour accroître la liberté de mouvement et la capacité des personnes à accéder à l’information, ainsi que pour augmenter leur capacité d’action et soutenir leur autonomisation, elle a le potentiel de faire respecter les droits humains et les normes fondamentaux ainsi que d’améliorer le bien-être. Cependant, lorsque le but premier de la technologie numérique est d’étendre la surveillance et le contrôle répressif, elle a l’effet inverse et conduit à une restriction des droits et des libertés. Malheureusement, étant donné la tendance croissante de nombreux États à travers le monde à adopter des systèmes de gouvernance migratoire basés sur la criminalisation, la coercition, le contrôle et la dissuasion, leur utilisation croissante des technologies sans une évaluation des risques fondée sur les droits pourrait exacerber la nature déjà restrictive, nocive et opaque de ces systèmes.

Conclusion et prochaines étapes

À mesure que nous explorons le paysage complexe du rôle des technologies dans la détention des migrants et dans les alternatives à la détention, les opportunités de changement positif et de prise de décision éclairée sont à la fois évidentes et urgentes. Nous explorons la possibilité de mener d’autres recherches collaboratives avec des partenaires tels que le Kaldor Center de l’université de Nouvelle-Galles du Sud. Des opportunités comme celle-ci permettront d’obtenir davantage d’informations et d’études de cas, et ainsi d’établir une base factuelle de recommandations politiques prometteuses en matière de bonnes pratiques. Notre ambition est de faire en sorte qu’en nous attaquant à ce problème, nous puissions soutenir le mouvement croissant qui vise à garantir que l’utilisation de la technologie dans le domaine de la détention de migrants et des alternatives à la détention des migrants ne conduise pas à une criminalisation accrue et à l’érosion des droits humains et de la dignité des communautés d’immigrés, de réfugiés et de demandeurs d’asile.
Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour parvenir à une compréhension globale de l’impact de la technologie numérique sur la gouvernance migratoire. En examinant les expériences et les perspectives des individus dans différentes régions, nous pouvons ainsi garantir que nos informations sont nuancées et reflètent les diverses intersections identitaires qui façonnent ces expériences.
Si les cadres juridiques et les dispositifs de protection internationaux et régionaux sont impératifs, les changements les plus significatifs et les plus importants ont souvent lieu au niveau national. L’établissement de cadres juridiques nationaux solides est donc essentiel pour protéger les droits des personnes concernées et risquant d’être détenues et pour garantir la responsabilité dans la mise en œuvre des technologies dans la détention des migrants et les alternatives à leur détention.
À l’avenir, il sera possible que la technologie numérique dans le domaine des alternatives à la détention des migrants obtienne des résultats positifs grâce à une approche consciencieuse et axée sur les droits. En intégrant la technologie dans les systèmes de gouvernance migratoire avec un engagement ferme en faveur de la justice, de l’équité, des approches intersectionnelles et de la protection des droits humains, nous pouvons ouvrir la voie à des pratiques plus empathiques et efficaces.1

Carolina Gottardo
Directrice exécutive de l’IDC
cgottardo@idcoalition.org X : @idcmonitor linkedin.com/company/international-detention-coalition/

Celia Finch
Directrice régionale de l’IDC Asie-Pacifique
cfinch@idcoalition.org

Hannah Cooper
Ancienne directrice régionale de l’IDC Europe

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1L’IDC encourage toute personne intéressée à l’idée de collaborer sur ce champ d’étude à nous contacter. Nous sommes impatients de communiquer avec des pairs sur cette question cruciale.

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