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Le retour en Italie des requérants d’asile vulnérables : la protection des victimes de traite

En vertu du Règlement de Dublin III[1], un État membre de l’UE peut demander à un autre État membre de ré-accueillir un requérant d’asile qui a déjà déposé une demande dans son premier pays d’asile. L’application de ce Règlement impose une pression disproportionnée sur les systèmes d’asile des pays dont les frontières font également partie des frontières extérieures de l’UE et dont l’Italie fait partie. Le résultat d’une telle pression, associée aux récents développements politiques et juridiques en Italie, signifie que les besoins spécifiques des requérants d’asile vulnérables – parmi lesquels on compte des victimes de traite – sont souvent mal identifiés et inadéquatement couverts, ce qui soulève des doutes sur la légitimité de ces « transferts au titre de Dublin ».

L’identification précoce des victimes potentielles de traite au cours de la procédure d’asile est cruciale afin de leur donner les meilleures conditions possibles pour présenter correctement leur demande d’asile et les protéger de toute exploitation ultérieure. La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains spécifie la manière dont chaque État membre doit s’assurer que ses autorités disposent de personnel formé et qualifié, capable d’identifier et d’assister les victimes.

Toutefois, il n’existe pas dans le cadre de la procédure d’asile italienne de dépistage généralisé des vulnérabilités et le pays ne remplit pas ses obligations à cet égard. Les ONG de lutte contre la traite indiquent que ce sont leur propre personnel qui signalent la majorité des cas, ou que les signalements proviennent des travailleurs sociaux formés et employés par les centres de réception ; très peu viennent de la police locale (et même alors, il est rare qu’ils aient été signalés par les policiers chargés de l’enregistrement des requérants d’asile).  

La procédure d’asile en Italie débute par le dépôt d’une demande d’asile auprès du poste de police local. Des données biométriques sont enregistrées – soit immédiatement, si les capacités le permettent ou à une étape ultérieure. Une déclaration écrite est également prise, recueillie quelques semaines ou parfois quelques mois après l’enregistrement de la demande initiale. L’invitation à comparaitre devant la Commission territoriale locale (qui est responsable de l’examen des demandes d’asile) n’est établie qu’après le traitement de la déclaration et en conséquence, une comparution devant la Commission n’a lieu au mieux que quelques mois après le début de la procédure d’asile. Cela signifie que les personnes qui ont été victimes de traite subissent une procédure d’asile extrêmement longue avant d’être correctement identifiées.

En coopération avec le HCR et le Bureau européen en matière d’asile, le ministère de l’Intérieur italien a publié des Directives[2] de manière à identifier les victimes de traite parmi les requérants et leur accorder, le cas échéant, la protection internationale. Conçues spécifiquement à l’intention des Commissions territoriales, ces directives permettent la mise en suspens de la procédure d’asile jusqu’à quatre mois si la Commission est convaincue que le requérant est susceptible d’avoir été trafiqué. Pendant cette période, le requérant, conformément aux recommandations de la directive, est confié à une ONG locale spécialisée. Après avoir interrogé le requérant, l’organisation soumet à la Commission territoriale une évaluation des dires du requérant sur les circonstances de son trafic et leur pertinence au regard de sa demande de protection internationale.

Au cours d’entretiens menés en septembre 2019 dans le cadre d’un rapport OSAR sur les conditions d’accueil en Italie[3], des employés de ces ONG locales et des Commissions territoriales ont indiqué que la publication des directives gouvernementales et la formation reçue par le personnel avaient eu un impact positif sur leur collaboration et que le nombre de renvois par les Commissions territoriales avait augmenté. Mais même si cette augmentation des taux de renvoi est une bonne nouvelle, le financement et les ressources à disposition des ONG locales n’ont pas augmenté de manière proportionnelle. En conséquence, les ONG locales manquent de capacité pour apporter une assistance adéquate à ceux qui leur sont envoyés[4].

Le décret Salvini et les conditions d’accueil

Avec l’entrée en vigueur du Décret Salvini en octobre 2018 qui amendait plusieurs articles de la loi italienne sur la migration, la situation des victimes de traite s’est encore détériorée plus avant. Outre l’abolition du statut de protection humanitaire (qui avait été utilisé dans une très grande mesure pour les requérants d’asile qui ne remplissaient pas les critères pour obtenir la protection internationale) le décret Salvini, retire aux requérants d’asile vulnérables – y compris aux victimes de traite – l’accès aux centres qui offrent des programmes d’accueil individuel. Ces centres d’accueil sont maintenant réservés aux personnes qui ont un statut de protection internationale ou aux enfants non accompagnés qui demandent l’asile ; tous ceux qui ne tombent pas dans l’une de ces catégories, n’ont désormais plus droit qu’aux grands centres d’accueil collectifs.  

Parallèlement, la contribution financière de l’État par personne hébergée dans ces centres d’accueil collectifs a été réduite, passant d’environ 35 à 18€ à peine par jour, ce qui a entrainé une chute du niveau de qualifications et d’expérience des personnels de ces centres et a altéré le ratio des requérants d’asile/employé qui a augmenté et qui est passé de dix pour un à cinquante pour un. Dans les centres qui ont une capacité de moins de 150 personnes, il n’est pas prévu de poste d’employé de garde durant la nuit. Le nombre des employés professionnels tels que les médiateurs culturels, travailleurs sociaux ou professionnels de santé a été drastiquement réduit et le soutien psychologique a été entièrement éliminé. Le personnel qualifié est dans l’incapacité de passer plus de quelques minutes par semaine avec chaque requérant d’asile. Le manque de contact personnel et de temps ne permet pas l’établissement d’une relation de confiance et ne donne pas non plus au personnel le temps nécessaire pour identifier les vulnérabilités des résidents et prendre les mesures appropriées. Du fait de ces changements, nombre d’organisations caritatives sont réticentes et refusent de poursuivre la gestion de ces centres dans la mesure où elles se voient dans l’impossibilité d’offrir le niveau de service qu’elles considèrent être le minimum absolu. Dans de nombreux cas, elles ont maintenant été remplacées par des organisations à but lucratif qui ne placent pas nécessairement la dignité humaine au premier plan. 

Les conditions dans les centres d’accueil collectifs ont un effet préjudiciable sur les victimes de traite. Les ONG observent que les individus quittent fréquemment les centres d’accueil pendant la nuit pour se prostituer. À cause du manque de supervision, la traite qui a eu lieu une première fois se poursuit ou recommence, et des cas d’agression sexuelle, y compris de viol, ont été signalés, à l’intérieur-même des centres.  

Les requérants d’asile perdent également leur droit à l’hébergement s’ils s’absentent du centre pendant plus de 72 heures – et une fois révoqué par la préfecture, récupérer ce droit devient alors un processus extrêmement long et difficile. Ceux qui sont renvoyés en Italie au titre du règlement Dublin III – parmi lesquels se trouvent des requérants d’asile vulnérables, auront très probablement perdu leur droit à toutes les conditions matérielles d’accueil pour avoir déjà été hébergés en Italie avant de partir pour un autre pays européen. Ceci est contraire à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne[5].

Transferts au titre de Dublin

Même si le Règlement Dublin III n’interdit pas explicitement le transfert des requérants d’asile vulnérables, les États sont liés par le droit humanitaire, ainsi que par les dispositions prévues par le Règlement. Aux termes de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, les victimes ont droit à une période de rétablissement et de réflexion de 30 jours pendant laquelle elles peuvent rester sur le territoire de l’État partie. À la lumière des dispositions du Règlement Dublin III, cette résidence temporaire pourrait en soi constituer un motif suffisant pour transférer à l’État qui procure cette période de rétablissement et de réflexion, la responsabilité d’évaluer les demandes d’asile correspondantes.  

Une fois la période de rétablissement et de réflexion écoulée, si l’État décide néanmoins qu’un autre État est responsable de l’évaluation de la demande, il doit en informer cet État qui doit accepter explicitement d’assumer la responsabilité de la personne et doit également déclarer explicitement que cette personne sera traitée de manière appropriée suite à son transfert. L’État qui demande un transfert ne peut le faire que si le transfert en soi (à cause des risques potentiels de préjudices physiques ou psychologiques) ou les conditions d’accueil subséquentes ne contreviennent pas aux dispositions pertinentes prévues par le droit européen, notamment – mais sans s’y limiter – par la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention du Conseil de l’Europe.  

D’autres organes conventionnels internationaux ont également publié des décisions concernant la légalité des transferts au titre de Dublin vers l’Italie. En 2018, le Comité des Nations Unies contre la torture a statué dans deux cas que les transferts de ces requérants d’asile qui avaient subi des tortures portaient atteinte à leurs droits aux termes de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans la mesure où la prise en charge des soins médicaux appropriés ne pouvait pas être garantie à leur arrivée. Le Tribunal administratif fédéral suisse, ainsi que des tribunaux allemands, ont également en partie reconnu à quel point la situation en Italie était problématique. Par exemple, dans le cadre d’un jugement de décembre 2019, le tribunal suisse a statué que les autorités italiennes avaient l’obligation de donner des garanties concernant les conditions d’accueil au cas par cas.    

Les réformes législatives récentes ont encore détérioré des conditions déjà précaires du système d’accueil italien en vigueur. Ainsi, l’identification opportune des victimes de traite et la mise en œuvre de dispositions adéquates restent extrêmement contestables. Si des garanties individuelles ne sont pas données explicitement concernant un accueil approprié des requérants d’asile victimes de trafic (ou s’il existe des raisons de douter que ces garanties soient respectées dans la pratique), les États devraient s’abstenir d’initier le transfert de ce type de requérants d’asile vers l’Italie au titre de Dublin.

 

Lucia Della Torre lucia.dellatorre@osar.ch

Adriana Romer adriana.romer@osar.ch

Margarite Zoeteweij margarite.zoeteweij@unifr.ch

Juristes, Organisation suisse d’aide aux réfugiés OSAR www.refugeecouncil.ch

 

[1] Règlement (UE) No 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, communément appelé Règlement de Dublin. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32013R0604&from=EN

[2] HCR et ministère italien de l’Intérieur (2016) « L’identificazione delle vittime di tratta tra I richiedenti protezione internazionale e procedure di referral »
http://www.unhcr.it/wp-content/uploads/2018/02/Linee-Guida-identificazione-vittime-di-tratta.pdf

[3] Organisation Suisse d’aide aux réfugiés OSAR (2020) Reception conditions in Italy: Updated report on the situation of asylum seekers and beneficiaries of protection, in particular  Dublin returnees, in Italy https://www.fluechtlingshilfe.ch/assets/herkunftslaender/dublin/italien/200121-italy-reception-conditions-en.pdf

[4] GRETA (2019) « Report concerning the implementation of the Council of Europe Convention on Action against Trafficking in Human Beings by Italy », p66, §284 https://rm.coe.int/greta-2018-28-fgr-ita/168091f627

[5] CJEU, Affaire C-233/18, Haqbin v Federaal Agentschap voor de opvang van asielzoekers, 12 novembre 2019 http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=220532&pa

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