- November 2024
Les sanctions internationales à l’encontre d’un État touché par un conflit limitent la capacité des organismes d’aide humanitaire à soutenir les civils. En Syrie, les sanctions ont eu un impact considérable sur le financement de l’aide humanitaire pour les personnes déplacées de force.
Les sanctions internationales sont devenues un outil clé utilisé par le Conseil de sécurité de l’ONU, et parfois par des États eux-mêmes, dans le but d’atteindre divers objectifs. Le Conseil de sécurité peut imposer des sanctions aux fins de maintenir la paix et la sécurité dans le monde et de lutter contre le terrorisme. Les États peuvent, quant à eux, imposer des sanctions pour placer des gouvernements, individus et entités face à leurs responsabilités, dans les pays en situation de conflit armé et commettant des violations graves du droit humanitaire international et des droits de l’homme.
Surtout, tout système de sanctions internationales, qu’il soit institué par un État ou par le Conseil de sécurité, doit respecter les principes de protection des populations civiles et des groupes vulnérables contre les ravages des conflits armés. Il est tout aussi important que ces sanctions n’entravent pas les opérations de financement de l’aide humanitaire destinée aux personnes déplacées de force.
La situation en Syrie, où le HCR, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, estime que 6,8 millions de personnes sont déplacées à l’intérieur du pays, sert d’étude de cas sur les répercussions profondes des sanctions sur le financement de l’aide humanitaire. Cette étude de cas démontre que les sanctions imposées pour protéger les droits de la population civile peuvent avoir l’effet opposé, en entravant la capacité des agences humanitaires à faire leur travail. En effet, les organisations humanitaires rencontrent de nombreux obstacles au financement de l’aide humanitaire et aux opérations sur le terrain destinées à assister les personnes déplacées internes en Syrie.
Sanctions imposées contre la Syrie depuis 2011
Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union européenne et d’autres pays ont tous imposé des sanctions à l’encontre du gouvernement syrien, de fonctionnaires du gouvernement et d’entités connexes en réponse aux crimes de guerre et aux violations des droits de l’homme commis depuis 2011. L’objectif annoncé de ces sanctions est d’empêcher le gouvernement syrien d’utiliser la violence contre son propre peuple et de le pousser à effectuer des réformes politiques nécessaires.
Les États-Unis et l’Union européenne ont tous deux appliqué des sanctions ciblées, notamment le gel des avoirs et des interdictions d’entrée sur le territoire, à des individus et des entités syriens impliqués dans des violations des droits de l’homme à l’encontre de civils. En 2011, l’UE a interdit le commerce avec la Syrie de marchandises pouvant être utilisées pour opprimer la population civile et a imposé un embargo sur le secteur pétrolier syrien.[i] Cet embargo a considérablement affecté l’économie syrienne, car les exportations de pétrole vers l’UE représentaient environ 20 % du PIB de la Syrie avant la guerre civile.
Les États-Unis ont également imposé un embargo sur le secteur pétrolier syrien en 2011. En outre, ils ont interdit l’exportation de biens et services depuis les territoires ou entreprises américains, ou par des particuliers depuis les États-Unis vers la Syrie. Cette mesure a eu d’importantes répercussions sur la population syrienne, car elle a entraîné une augmentation des prix des biens essentiels et des produits médicaux.
Le Canada, l’Australie et la Suisse ont imposé des sanctions économiques et financières à la Syrie en 2011 et 2012.
En 2012, l’UE a appliqué d’autres sanctions à l’encontre des secteurs syriens de l’énergie, de l’armement, de l’extraction minière et des finances. De plus, l’UE a interdit le commerce de marchandises de luxe et de certains produits commerciaux avec la Syrie. Dans le même temps, elle a renforcé les restrictions imposées à la Syrie dans les domaines de l’armement, du maintien de l’ordre et du contrôle des télécommunications.[ii]
En 2012, les États-Unis ont introduit une loi spéciale appelée Loi sur la responsabilité de la Syrie en matière de droits de l’homme (Syria Human Rights Accountability Act) pour traiter la question des violations des droits de l’homme en Syrie. Cette loi impose des sanctions sur le transfert de marchandises ou de technologies vers la Syrie qui pourraient être utilisées pour commettre des violations des droits de l’homme.
Enfin, en 2019, les États-Unis ont mis en œuvre la loi César de protection des civils syriens (Caesar Syria Civilian Protection Act), qui imposait des sanctions plus strictes à la Syrie, rendant le financement du travail humanitaire dans la région plus difficile. L’Article 302 de la loi César prévoit toutefois des exemptions humanitaires. Plus précisément, l’article donne au Président syrien le pouvoir de lever les sanctions pour les ONG qui fournissent une aide humanitaire en Syrie. Toutefois, cette disposition a créé plusieurs problèmes. Tout d’abord, les banques, les compagnies d’assurances, les entreprises de logistique et les fournisseurs d’aide refusent souvent toute transaction avec les ONG humanitaires, craignant d’enfreindre les sanctions américaines ou internationales et d’entraîner ainsi des sanctions à leur propre encontre.[iii] Autre conséquence de cette loi : les institutions financières mettent fin à toute relation avec les acteurs du secteur humanitaire et autres organisations travaillant en Syrie via un processus appelé « de-risking » (atténuation des risques).[iv]
L’impact des sanctions internationales sur le financement de l’aide humanitaire
Interrogés dans le cadre d’un rapport de Human Rights Watch, des travailleurs humanitaires ont indiqué que les sanctions continuaient d’entraver la capacité de la communauté humanitaire à répondre aux besoins considérables en Syrie. L’un des principaux défis est la lourdeur bureaucratique, avec des procédures souvent déroutantes, longues et coûteuses. Les banques, les exportateurs et les organismes d’aide humanitaire doivent surmonter ces obstacles pour se conformer aux sanctions. Bien que certaines exceptions humanitaires soient permanentes (ce qui signifie que les organisations humanitaires n’ont pas besoin d’autorisation pour en bénéficier), d’autres exigent que les organisations humanitaires demandent une permission. Dans cet environnement complexe de sanctions, le processus de demande retarde ou entrave souvent les interventions d’urgence et ajoute au coût et à la complexité de la fourniture d’aide humanitaire.[v]
La nature large et confuse des sanctions, ainsi que les nombreux cadres juridiques et exemptions humanitaires, expliquent le fait que les sanctions peuvent avoir un effet dissuasif. Les acteurs privés et les institutions financières évitent souvent d’interagir avec des individus ou des entités syriens, même dans des secteurs qui ne sont pas concernés par des sanctions. Les bailleurs de fonds demandent aux organisations d’aide humanitaire de fonder leurs activités sur l’évaluation du risque plutôt que sur l’évaluation des besoins, ce qui menace leur capacité à fournir de l’aide à ceux qui en ont le plus besoin. En outre, l’approche adoptée par les institutions financières pour minimiser les risques a complexifié le transfert d’argent, l’exécution de programmes ou le paiement du personnel et des fournisseurs locaux, même pour des activités qui ne sont pas concernées par les sanctions.
L’application des mesures antiterroristes du Conseil de Sécurité de l’ONU a également affecté les opérations humanitaires dans des zones contrôlées par des groupes armés organisés. Ces mesures interdisent de fournir des fonds, des actifs et des ressources économiques, directement ou indirectement, à des groupes terroristes désignés. Il s’agit d’une série de résolutions du Conseil de sécurité sur la lutte contre le terrorisme, de sanctions financières imposées par des États membres à l’encontre de groupes terroristes désignés et de restrictions supplémentaires imposées par des pays donateurs dans leurs accords de financement avec des organisations humanitaires.
Par conséquent, les groupes humanitaires, les banques et les entreprises doivent respecter des mesures définies par divers États et entités. Ceci entraîne souvent une « surconformité », de peur d’enfreindre involontairement les restrictions. Si les organisations humanitaires et leur personnel violent les sanctions ou les mesures antiterroristes, ils encourent des amendes ou des poursuites judiciaires et peuvent même perdre leur financement.[vi]
Problèmes de financement après les séismes de 2023
Le financement de l’aide humanitaire pour les personnes déplacées en Syrie a subi un recul considérable suite aux séismes du 6 février 2023. Les séismes ont entraîné la mort de plus de 4 000 Syriens dans des zones contrôlées par l’opposition, dans le nord-ouest de la Syrie, et de près de 400 personnes dans des zones contrôlées par le gouvernement. Des infrastructures essentielles ont été détruites, avec des effondrements d’immeubles dans les zones de guerre, notamment dans les gouvernorats d’Alep, de Hama, d’Idleb et de Lattaquié. Des milliers de personnes se sont retrouvées sans abri.
Après les séismes, il a été très difficile d’envoyer de l’argent en Syrie en raison des sanctions existantes. Ceci a nui aux organisations humanitaires essayant de gérer les besoins d’urgence, ainsi qu’aux individus hors de Syrie tentant d’organiser des campagnes de collecte de dons ou d’envoyer de l’argent à leurs familles. Un travailleur humanitaire en témoigne : « nous essayons d’envoyer des fonds d’urgence à nos bureaux en Syrie, mais le processus est lent en raison de la quantité de documents et de paperasse requis ».[vii]
Recommandations
Le droit humanitaire international et d’autres législations applicables pendant les conflits armés mettent en évidence l’importance de la fourniture d’aide humanitaire aux victimes de conflits, y compris les personnes déplacées en interne. Ces législations soulignent que l’accès à l’aide humanitaire est un droit garanti pour tout individu en situation d’urgence le privant des nécessités de la vie. Le droit de tout individu à recevoir une aide humanitaire doit être assuré.
Les sanctions internationales imposées à des individus et à des entités gouvernementales ont un effet significatif sur les pays en proie à des conflits armés. En Syrie, les sanctions imposées par de nombreux États individuels ont gravement entravé la capacité à financer l’aide humanitaire et à la fournir aux millions de personnes déplacées. La situation du financement de l’aide humanitaire, déjà compliquée, est aggravée par les sanctions internationales imposées contre des individus et des entités non gouvernementales en Syrie, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
Deux recommandations peuvent être formulées pour galvaniser le financement de l’aide humanitaire destinée aux personnes déplacées de force. Premièrement, les sanctions internationales ne doivent pas être imposées excessivement, sans prendre en compte leur impact sur les personnes déplacées dans des pays en proie à des conflits armés. Cela vaut surtout pour la Syrie, où le conflit armé prolongé, associé à un séisme dévastateur, aggrave les souffrances de la population. Deuxièmement, le mécanisme international de fourniture de l’aide humanitaire en Syrie doit comprendre des exemptions permanentes pour les subventions et le financement d’organisations humanitaires apportés par les pays donateurs. C’est un point essentiel, car les sanctions internationales font souvent hésiter les États à financer les programmes d’aide. En effet, ils ont peur d’encourir des pénalités imposées par des États individuels et par le Conseil de sécurité de l’ONU.
Abdullah Ali Abbou
Professeur de droit international public, Université de Duhok, Irak
abdullah.abbou@uod.ac
[i] HFW (2011), Syria Sanctions: EU Follows US Ban on Oil Imports, and Expands List of Designated Persons
www.hfw.com/insights/syria-sanctions-eu-follows-us-ban
[ii] Stockholm International Peace Research Institute (2013), EU arms embargo on Syria bit.ly/eu-arms-embargo-syria
[iii] Texte intégral de la loi Caesar Syria Civilian Protection Act de 2019 (en arabe) bit.ly/syria-civil-protection-act
[iv] The Washington Institute for Near East Policy (2023), How the Caesar Act Restricts Normalisation with Syria bit.ly/caesar-act
[v] Human Rights Watch (2023), Questions and Answers: How Sanctions Affect the Humanitarian Response in Syria bit.ly/sanctions-humanitarian-response-syria
[vi] Les sanctions imposées par le Conseil de sécurité de l’ONU à l’encontre d’individus et d’entité non étatiques sont appelées « sanctions intelligentes » ou « sanctions ciblées/sélectives ». Le Conseil de sécurité a produit de nombreuses résolutions concernant les poursuites judiciaires contre des groupes terroristes et des individus et entités affiliés, imposant trois types de sanctions : gel des avoirs, interdiction de voyager et embargo sur les armes. Ces sanctions ont été appliquées à l’organisation terroriste État islamique (DAECH) et à ses groupes affiliés dans d’autres pays, notamment la Syrie et l’Irak, conformément à la Résolution 2170 du Conseil de sécurité en 2014. Pour en savoir plus, reportez-vous à l’article du Dr Abdullah Ali Abbou (en arabe), Security Council Sanctions against Individuals and Non-State Entities, publié dans Al-Rafidain Journal of Law, faculté de droit, Université de Mossoul, Volume 15, Numéro 55, 2012, pp. 187–235 www.iasj.net/iasj/article/71139
[vii] bit.ly/sanctions-humanitarian-response-syria
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