Plus de conception, moins d’innovation

Les personnes qui, dans les organismes internationaux, travaillent à l’élaboration de solutions d’abri pour les populations déplacées peuvent apprendre beaucoup des pratiques de conception centrées sur l’humain des architectes et des planificateurs professionnels.

Au cours des dernières décennies, le terme « innovation » a proliféré dans une multitude d’industries et on y fait largement appel pour résoudre de nombreux types de problèmes. Dans le cas de la planification des abris et des installations pour les populations déplacées, la quête de l’innovation par la communauté humanitaire a généralement revêtu une forme inutilement compartimentée. Des unités chargées de l’innovation sont apparues dans un grand nombre d’agences de l’ONU et d’ONG et pourtant, malgré toute cette innovation, la plupart des problèmes traditionnels demeurent irrésolus.

Ces unités chargées de l’innovation dans les agences peuvent se révéler efficaces pour essayer de nouvelles méthodes, mais le modèle d’innovation utilisé n’est pas toujours un chemin viable vers de meilleures solutions d’abri. Il est possible qu’elles créent des opportunités et des visions nouvelles, mais les solutions d’abri et de planification améliorées provenant d’équipes d’innovation technocentriques sont plus susceptibles d’échouer lorsqu’on essaie de les déployer à plus grande échelle dans l’ensemble de l’industrie, sur plusieurs budgets et dans plusieurs régions. L’innovation seule n’est pas la réponse, à moins qu’elle soit associée à une conception de qualité.

Une conception de qualité n’est pas un processus profond ni magique. Elle implique que le professionnel de la conception se rapproche le plus possible de la communauté des utilisateurs pour conduire une recherche ethnographique puis, rapidement, construire des prototypes peu coûteux et de qualité inférieure pour les tester avec les parties prenantes immédiates. Un bon concepteur répétera ce processus à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il trouve une solution répondant aux besoins des parties prenantes. Un professionnel de la conception comprend que la recherche et la planification ne suffisent pas à elles seules à résoudre un problème complexe : les solutions proposées doivent être prototypées, pilotées, testées et modifiées de manière itérative.

La conception de qualité ne voit pas le jour dans une réunion stratégique de l’entreprise, ni dans une réunion d’un groupe sectoriel : elle apparaît uniquement lorsque le concepteur est profondément impliqué sur le terrain, où il fait des observations avant de tester rapidement des solutions. Alors que les méthodes de conception peuvent être reproduites de partout, un produit bien conçu correspond très spécifiquement aux besoins d’un groupe particulier et d’un emplacement immédiat. Un bon concepteur ne transposera jamais une solution d’un groupe de parties prenantes à un autre, même si leurs problèmes semblent identiques à première vue. Pourtant, la conception est trop souvent comprise comme un résultat plutôt qu’un processus. La conception est souvent externalisée dans le cadre de partenariats de grande notoriété ou de compétitions mondiales qui continuent de favoriser les solutions importées. Bien que ces concepteurs soient compétents, il est peu probable qu’ils puissent se familiariser autant avec le problème que le personnel de l’ONU ou d’une ONG sur le terrain.

Aujourd’hui, il est courant de planifier les abris et les installations en utilisant des images satellitaires et en s’appuyant sur des enquêtes sociales structurées confiées à une ONG locale. Cependant, les visites sur le terrain et les enquêtes rapides ne peuvent pas se substituer à une véritable ethnographie de conception, c’est-à-dire l’utilisation d’observations détaillées pour tenter de comprendre comment les personnes vivent en relation avec les bâtiments, les infrastructures et les objets. L’ethnographie de conception apporte des informations permettant de mieux concevoir les abris dans des conditions complexes. Les architectes et les planificateurs, qui sont formés aux processus de recherche sociale empirique et à la conception centrée sur l’humain, peuvent servir d’exemples aux organismes qui peinent à trouver des solutions d’abri qui soient efficaces sur le plan technique et qui prennent également compte de l’interaction entre les personnes et la technologie.

Il est bien sûr évident que les politiques des pays d’accueil envers les personnes déplacées peuvent compliquer la mise en œuvre d’un processus rigoureux de conception ou de solutions idéales. Lorsque le système de camp est imposé en préférence à l’intégration urbaine, les architectes et les planificateurs ont souvent peu de marge dans leurs efforts pour exécuter leur travail dans le respect des normes professionnelles les plus élevées. Il y a toutefois des exceptions, telles que la construction du camp de Za’atari en Jordanie, mais ces exceptions sont rares, et Za’atari conserve tout de même de nombreuses caractéristiques d’un camp de réfugiés. Ces difficultés sont inévitables dans la mesure où les professionnels de la conception n’ont pas étudié le droit migratoire ni les politiques nationales, et peinent donc à communiquer et à déployer leur travail dans un contexte où les personnes s’attendent à une solution technique immédiate et non pas à un processus social itératif.

Il faut du temps pour élaborer des solutions d’abri plus sensibles au contexte dans le cadre de ces contraintes organisationnelles et culturelles, et les stratégies de réussite à cet égard sont toujours en voie d’apparition. Par exemple, le recours à une méthodologie de démarrage « lean start-up »[1] a aidé de nombreuses organisations à adopter un principe de conception commun afin de modifier et de déployer les projets par itérations. Tant que les grandes organisations n’adopteront pas les principes de conception tels que la plupart des professionnels de l’abri les comprennent déjà (c’est-à-dire un processus de recherche itératif sur le terrain auprès des utilisateurs et de création rapide de prototypes), les camps continueront d’intégrer les grandes innovations plutôt que des méthodes de conception graduelle. Si les organisations humanitaires et de développement apprennent à exploiter la conception en tant que processus, et non pas en tant que produit, les résultats se répercuteront dans le monde entier.

 

Mitchell Sipus mitchell.sipus@gmail.com  
Spécialiste en conception et innovation www.sipusdesign.com



[1] Une méthode organisationnelle visant à identifier, en quelques semaines et non pas en quelques mois, les solutions techniques qui fonctionnent et celles qui ne fonctionnent pas, en se basant sur des cycles courts de mise à l’essai des produits plutôt que sur des stratégies en plusieurs phases et de longue durée.

 

 

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