Au-delà de l’exception asiatique : la protection des réfugiés dans les États non signataires

Même si peu d’entre eux ont adhéré à la Convention relative aux réfugiés, les États asiatiques peuvent disposer de politiques, de pratiques ou de systèmes permettant de répondre aux besoins de protection des réfugiés.

Le nombre de réfugiés en Asie-Pacifique est perpétuellement élevé ; la dernière publication des Tendances mondiales du HCR en dénombre près de 4,2 millions.[1] Toutefois, les statistiques ne dressent qu’une partie du tableau en raison du nombre élevé de populations non enregistrées et du manque de fiabilité des données signalées par les États. En dépit de ces chiffres et de l’ampleur des besoins, l’Asie compte peu d’États parties à la Convention de 1951 relative aux réfugiés, et encore moins d’États ayant voté des lois portant spécifiquement sur la protection des réfugiés. Par ailleurs, lorsqu’il existe une législation relative aux réfugiés, elle n’est souvent pas appliquée ou elle se caractérise par une discrétion sans limite dans son application et par un manque de transparence.

Ce contexte a été bien documenté, tant par les praticiens que les chercheurs. La plupart des publications universitaires reconnaissent l’insuffisance de la participation des États asiatiques aux régimes internationaux de protection des réfugiés et des droits humains, une situation que certains appellent « l’exception asiatique ». Les raisons invoquées incluent les origines eurocentristes de la Convention, l’opportunisme politique, le principe de non-ingérence de l’ANASE (l’Association des nations d’Asie du Sud-Est) et divers facteurs d’ordre économique et sécuritaire.

Mais il existe également des recherches régionales qui remettent en question cette notion d’exception asiatique et tentent de trouver un point de départ différent pour construire leur analyse. Les chercheurs de Third World Approaches to International Law (TWAIL[2]) soulignent l’impact que des siècles de colonisation ont eu et continuent d’avoir sur les pays asiatiques. Selon BS Chimni, les États asiatiques devraient refuser d’adhérer à la Convention relative aux réfugiés tant qu’il existe une « stratégie d’endiguement qui cherche à faire porter aux pays les plus pauvres le fardeau de la responsabilité des réfugiés ».[3] Il suggère qu’il conviendrait d’abord de se centrer sur les systèmes nationaux avant de chercher à formuler une déclaration régionale et demande un examen attentif des besoins et des expériences des pays de la région.

Si l’on se penche de plus près sur le contexte spécifique des États asiatiques, on observe qu’ils se sont souvent engagés à respecter diverses obligations juridiques imposées par le droit international et qu’ils ont souvent intégré des dispositions relatives aux droits humains dans leur législation nationale. Dans les faits, ils peuvent disposer de lois, de politiques, de pratiques ou de systèmes pouvant être utilisés pour répondre aux besoins de protection. Ces États reconnaissent également des institutions telles que le HCR (souvent par le biais d’un protocole d’accord) et lui permettent d’enregistrer les personnes relevant de leur responsabilité mutuelle, de leur porter assistance et de les orienter. De plus, dans chacune de ces juridictions, les acteurs de la société civile ont développé des capacités et des infrastructures importantes qui leur permettent d’apporter une protection, tandis que les réfugiés trouvent des solutions et/ou contribuent à assurer leur propre protection, ainsi que celle des autres réfugiés et/ou des communautés d’accueil dans chaque contexte. Trois grandes tendances se dessinent dans les juridictions asiatiques, décrites plus en détail ci-dessous.

Politiques et pratiques

Premièrement, certains États (tels que la Thaïlande, l’Indonésie et le Bangladesh) ne sont pas parties à la Convention relative aux réfugiés mais développent tout de même des politiques ou des pratiques pour répondre aux besoins des personnes déplacées.

En Thaïlande, où il n’existe aucune législation spécifique, il semble possible qu’un nouveau règlement établissant un « mécanisme d’identification » permette à l’avenir de régulariser le séjour et garantir les droits des personnes ayant besoin de protection.[4] En fait, ce règlement aurait dû entrer en vigueur en juin 2020, mais il n’a pas encore été mis en application. Par ailleurs, il soulève quelques préoccupations, notamment : le mot « réfugié » n’apparaît à aucun moment dans ce règlement, un comité interministériel de 16 membres sera chargé de déterminer qui pourra devenir une « personne protégée » en fonction des critères qu’ils auront eux-mêmes fixés, le processus de présélection permettra aux fonctionnaires de l’immigration de jouer le rôle de mécanisme de filtrage et la décision en première instance sera finale, sans droit d’appel. Parallèlement, les acteurs de la société civile et les juristes renforcent leurs propres capacités pour soutenir le mécanisme d’identification des pouvoirs publics, en établissant des réseaux à travers plusieurs entreprises collaboratives dont la Coalition pour les droits des réfugiés et des apatrides (Coalition for the Rights of Refugees and Stateless Persons - CRSP) et le projet de renforcement des droits des réfugiés Refugee Rights Litigation Project.

En Indonésie, un décret présidentiel sur le traitement des réfugiés a été adopté en 2016 ; il inclut des dispositions (entre autres) relatives à la coordination interorganisations et aux responsabilités de sauvetage en mer des réfugiés en détresse.[5] Même si cela faisait de nombreuses années que ce décret était en cours de préparation, c’est la crise survenue en mer d’Andaman en 2015 et les négociations avec les communautés et les responsables d’Aceh qui ont véritablement impulsé ce changement. Ce sont en effet les pêcheurs d’Aceh qui, conformément au droit coutumier séculaire, ont sauvé des réfugiés rohingyas apatrides qui se trouvaient en détresse en pleine mer en 2015 et en 2020, défiant par là-même l’armée indonésienne. Et alors que les appels à l’action de la part de la société civile ne cessaient de croître, les acteurs locaux et nationaux de la société civile basés à Aceh et à Jakarta ont affiné leurs stratégies et gagné une plus forte influence sur les discussions au niveau politique en s’appuyant sur des informations concrètes relatives au contexte de protection et aux besoins opérationnels.

Au Bangladesh, aussi bien l'État que la société civile ont développé d’importantes capacités humanitaires en réponse au déplacement des réfugiés rohingyas apatrides en 2017. Ces derniers sont confinés dans de vastes camps surpeuplés, tandis que des ONG bangladaises et internationales apportent leur appui aux autorités du Bangladesh et à l’ONU dans le cadre d’une réponse humanitaire de grande envergure. L’accès à la justice n’est pas chose aisée au Bangladesh mais il y existe une infrastructure juridique, avec une constitution fermement ancrée dans le respect des droits, une justice qui assure un contrôle judiciaire, ainsi que des avocats et des organisations d’assistance juridique présents dans tout le pays. Il existe plusieurs précédents relatifs aux réfugiés, l’affaire la plus notable étant probablement Refugee and Migratory Movements Research Unit (RMMRU) contre le Gouvernement du Bangladesh.[6] Dans cette affaire, la cour avait jugé que la détention continue de cinq Rohingyas qui avaient purgé leur peine constituait une violation de l’article 31 de la Constitution qui interdit toute privation de liberté sans l’autorité de la loi, et que les obligations de non-refoulement conformément au droit international coutumier et à la Convention de l’ONU contre la torture empêchaient leur expulsion. L’engagement de l’infrastructure juridique au Bangladesh est important et continue de croître, que ce soit pour régler les litiges de manière formelle ou informelle.

Systèmes de protection alternatifs

Deuxièmement, parmi les États qui ne sont pas parties à la Convention relative aux réfugiés, certains ont mis au point une procédure de détermination du statut en dehors du contexte de cette convention. C’est le cas notamment de l’Inde, de Hong Kong et de Taïwan.

En Inde, les autorités et le HCR se partagent la responsabilité de protéger les réfugiés, tandis que ceux qui proviennent des pays voisins (à l’exception du Myanmar) sont gérés par le ministère de l’Intérieur. Les différentes populations de réfugiés font l’objet d’un traitement différencié dans le cadre d’un manque de procédures et de critères clairement définis et accessibles au public. Bien que l’Inde ait longtemps été louée pour sa longue tradition de protection des réfugiés, certains événements récents sont préoccupants. Alors que l’on remarque une montée de la xénophobie dans le pays, un avis a été publié par le ministère de l’Intérieur en 2017 pour ordonner « l’identification et l’expulsion des… immigrants illégaux originaires de l’État de Rakhine, également appelés Rohingyas… promptement et sans délai ». Dans l’affaire Mohammad Salimullah contre l’Union indienne, actuellement en instance devant la cour suprême, deux plaignants rohingyas demandent l’annulation de cet avis. Ils estiment que leur expulsion constituerait une violation des droits fondamentaux garantis par la Constitution indienne, que l’Inde a l’obligation de respecter le principe de non-refoulement conformément au droit coutumier international, qu’il existe un régime de protection des réfugiés de facto en Inde qui s’inscrit dans une longue tradition de protection des réfugiés et que l’Inde se trouve donc dans l’obligation de mettre en application les politiques en vigueur de manière équitable.[7] Le 8 avril 2021, tandis que l’affaire était en cours, la cour a rejeté une demande de secours provisoire déposée au nom de centaines de Rohingyas qui avaient été arrêtés et mis en détention à Jammu et qui vivaient sous la menace d’une expulsion immédiate.

Ce même concept de « régime de protection des réfugiés de facto » s’est en fait imposé comme argument gagnant dans une affaire aboutissant à l’établissement d’un Mécanisme d’identification unifié (Unified Screening Mechanism ou USM) à Hong Kong. Dans l’affaire C & Autres contre le directeur de l’immigration et une autre partie,[8] le tribunal de dernière instance a observé que, même si elles n’étaient pas liées par la convention, les autorités de Hong Kong se conformaient néanmoins à ses exigences, et a donc statué que « le directeur doit observer des normes d’équité élevées ». Ce mécanisme prend en compte les accusations de torture en vertu de la Convention contre la torture, la question du non-refoulement en vertu de la Déclaration des droits de Hong Kong et le risque de persécution en se référant au principe de non-refoulement en tant que question de politique gouvernementale.

Taïwan n’est pas membre de l’ONU, ce qui l’empêche d’adhérer officiellement aux conventions internationales, et pourtant l’île a déjà adhéré à certaines conventions internationales relatives aux droits humains par l’entremise de sa législation nationale. Le pouvoir exécutif du pays a ordonné à l’Agence nationale de l’immigration de formuler des réglementations permettant d’appliquer les obligations en matière de droits humains, y compris en matière de non-refoulement, conformément à l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Taïwan prépare également un projet de loi sur les réfugiés tandis que les acteurs de la société civile et les juristes travaillent de plus en plus souvent sur des dossiers relatifs aux réfugiés, en s’appuyant sur l’expertise technique de partenaires externes.

États parties

Enfin, certains États d’Asie sont parties à la Convention relative aux réfugiés. Les Philippines ont été le premier État d’Asie à signer la Convention relative aux réfugiés et son Protocole, et sont l’un des rares pays au monde à disposer d’une procédure conjointe de détermination du statut de réfugié et d’apatride.[9] Ce système est aujourd’hui opérationnel. Il a été établi par le biais d’un règlement du Département de la Justice et, bien qu’aucune législation ne soit en vigueur pour l’instant, plusieurs projets de loi sont à l’étude auprès de la Chambre et du Sénat en vue de sa formalisation. Les acteurs de la société civile et le HCR collaborent entre eux et avec l’État, et disposent de solides réseaux. La Corée est le seul pays d’Asie ayant développé une législation complète relative aux réfugiés, indépendamment de sa loi relative à l’immigration ; elle a également construit un centre ouvert pour l’accueil des migrants qui offre des programmes d’accueil, de séjour, ainsi que d’introduction et d’intégration culturelles. Le Japon et la Corée proposent tous les deux des petits programmes de réinstallation, en parallèle à leur système d’asile. La société civile dispose de solides réseaux et travaille de manière collaborative dans ces deux pays, tandis que la communauté juridique s’implique fortement dans les dossiers des réfugiés. Au Japon, le ministère de la Justice, le Forum japonais pour les réfugiés et la Fédération japonaise des associations du barreau ont signé un protocole d’accord tripartite. L’une des initiatives entreprises dans le cadre de ce protocole est un projet pilote pour établir un mécanisme de soutien aux réfugiés arrivant par voie aérienne avec la participation d’ONG locales et du HCR pour mieux leur porter assistance à leur arrivée.

Au-delà de l’exception asiatique

Au vu des politiques et des pratiques susmentionnées, il serait erroné d’en conclure que la trajectoire est toujours progressiste. On observe également un certain nombre de tendances négatives, qu’il s’agisse de camps, de la fermeture des frontières ou encore de la montée de la xénophobie. La protection est un travail difficile, dont le succès se mesure par sa capacité à résoudre les situations des personnes dans le besoin. Les recherches universitaires nous ont fortement aidé à mieux comprendre le contexte asiatique mais il est temps aujourd’hui de dépasser cette situation d’exception. Les recherches et les pratiques devraient dorénavant étudier et soutenir l’élaboration et la pérennisation de lois, politiques et pratiques pouvant contribuer durablement à la protection des réfugiés en Asie, que ce soit par la ratification de traités, une législation nationale ou des pratiques de terrain qui améliorent les résultats en matière de protection pour les nombreux réfugiés de la région.

 

Brian Barbour b.barbour@unsw.edu.au

Conseiller principal en protection des réfugiés, Act for Peace ; Affilié, Kaldor Centre for International Refugee Law, UNSW Law

 

[1] www.unhcr.org/uk/statistics/unhcrstats/5ee200e37/unhcr-global-trends-2019.html

[2] https://twailr.com/

[3] Chimni BS (1998) « The Law and Politics of Regional Solution of the Refugee Problem: The Case of South Asia », RCSS Policy Studies 4 http://rcss.org/images/pdf_file/english/RCSSPolicyStudies4.pdf

[4] Royaume de Thaïlande (2019) Regulation of the Office of the Prime Minister on the Screening of Aliens who Enter into the Kingdom and are Unable to Return to the Country of Origin B.E. 2562 www.refworld.org/docid/5e675a774.html

[5] Gouvernement d’Indonésie (2016) Regulation of the President of the Republic of Indonesia No. 125 Year 2016 Concerning the Handling of Foreign Refugees www.refworld.org/docid/58aeee374.html  

[6] Refugee and Migratory Movements Research Unit (RMMRU) contre le Gouvernement du Bangladesh, requête N° 10504 de 2016 www.refworld.org/cases,BAN_SC,5d7f623e4.html

[7] Mohammad Salimullah contre l’Union indienne, numéro de dossier : WP (C) 793/2017 www.scobserver.in/court-case/rohingya-deportation-case

[8] C & Autres contre le directeur de l’immigration et une autre partie [2013] 4 HKC 563 www.hklii.hk/eng/hk/cases/hkcfa/2013/19.html

[9] Département de Justice des Philippines (2012) Circular No. 058 - Establishing the Refugees and Stateless Status Determination Procedure www.refworld.org/docid/5086932e2.html

 

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