Turquie : État partie ou non partie ?

À mi-chemin entre un État partie et un État non partie à la Convention relative aux réfugiés, la Turquie est un cas particulier sur le plan du droit des réfugiés et de sa mise en pratique, son régime de protection étant fondamentalement façonné par la Convention ainsi que par la restriction géographique facultative qui est prévue par cette dernière.

La Turquie a ratifié la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et son Protocole de 1967, mais avec la possibilité de restriction géographique facultative offerte en 1951. Cela signifie que la Turquie applique la Convention uniquement aux réfugiés en provenance d’Europe ou, plus précisément, aux personnes qui viennent solliciter une protection en Turquie en conséquence « d’événements se déroulant en Europe ».

Située dans une région caractérisée par des régimes instables, la Turquie a longtemps considéré qu’elle était vulnérable aux influx de réfugiés, craignant non seulement les difficultés plus générales associées à l’immigration de masse, mais aussi ses implications sur le plan de la sécurité nationale. La clause de restriction géographique est donc considérée comme une mesure de protection contre de telles éventualités.[1] D’un autre côté, l’Union européenne (UE) souhaite que la Turquie réponde aux critères de « premier pays d’asile » ou « pays tiers sûr » afin que les réfugiés et demandeurs d’asile qui se rendent en Europe en passant par la Turquie puissent y être renvoyés. Cela fait longtemps que l’UE demande la levée de cette restriction géographique et la Turquie était d’ailleurs prête à consentir certains efforts dans le cadre d’une éventuelle adhésion à l’UE.

Cependant, les perspectives d’adhésion de la Turquie a l’UE se sont amoindries (le mot est faible) au fil des années et l’UE n’insiste plus aujourd’hui sur la levée de la limitation géographique, ce qui n’est peut-être pas surprenant. Dorénavant, elle considère que le nouveau cadre juridique turc en matière de migration et d’asile (progressivement mis en place depuis 2013) apporte une protection suffisante en dépit de cette restriction.[2] Parallèlement, dans le cadre de la réforme actuelle du régime d'asile européen commun, la définition de « pays sûr » semble évoluer vers des critères à l’interprétation plus souple, qui n’exigeront plus que l’État concerné ait à la fois ratifié la Convention relative aux réfugiés et n’impose aucune restriction géographique.

Ces sept dernières années, la Turquie a accueilli plus de réfugiés et demandeurs d’asile que n’importe quel autre pays. Les quatre millions de personnes ayant rejoint la Turquie à la recherche d’une protection (3,6 millions de Syriens et environ 330 000 autres personnes d’origine non européenne) ne sont toutefois pas arrivées dans le pays suite à des événements se déroulant en Europe. En fait, il y aurait moins de 100 personnes dans le pays ayant obtenu le statut de réfugié en vertu de la Convention. De ce point de vue et à toutes fins pratiques, la Turquie peut être considérée comme un État non signataire. Mais parallèlement, la Turquie occupe une position plutôt unique dans le régime international des réfugiés. Elle comptait parmi les 26 pays rédacteurs de la Convention de 1951 et, qui plus est, elle est également membre d’ExCom, l’organe de gouvernance du HCR, depuis sa création en 1958. En tant que tel, elle participe à la rédaction des conclusions d’ExCom et a donc eu la possibilité d’influencer considérablement l’interprétation de la convention relative aux réfugiés.

Un régime de protection fragmenté en Turquie

La Convention relative aux droits des réfugiés a eu une forte influence sur le régime de protection turc. En effet, les personnes répondant à la définition de réfugié et provenant d’Europe peuvent obtenir le statut de réfugié en Turquie, conformément à la Convention et aux droits conférés par ce statut. En revanche, les personnes répondant à la définition mais ne provenant pas d’Europe peuvent obtenir le statut de « réfugié conditionnel » inscrit dans la loi turque. Ce dernier statut permet à ceux qui l’obtiennent de rester en Turquie en jouissant d’un ensemble de droits très limités en attendant d’être réinstallés dans un pays tiers par le HCR. Toutefois, au vu des faibles quotas de réinstallation, il semble évident que seule une petite fraction des réfugiés conditionnels de Turquie seront un jour réinstallés. Ainsi, le statut de réfugié conditionnel n’est temporaire qu’en théorie, mais pas dans la pratique. En d’autres termes, la Convention relative aux réfugiés et sa clause de restriction géographique ont abouti à la création d’un statut de protection inhabituel en Turquie, lequel donne accès à un ensemble de droits particulièrement limité.

Le droit de l’UE est la deuxième grande influence ayant contribué à façonner le régime de protection turc. En 2013, la Turquie a promulgué la loi sur les étrangers et la protection internationale (LEPI) qui prévoit, aux côtés des statuts de réfugié et de réfugié conditionnel, un statut de « bénéficiaire de la protection subsidiaire », directement inspiré du droit européen. Toutefois, peu de personnes bénéficieraient à ce jour de ce dernier statut si bien qu’à toutes fins pratiques, le principal statut de protection internationale en Turquie reste le statut de réfugié conditionnel. En outre, la Turquie a également voté son propre règlement de protection temporaire en 2014, qui s’applique depuis aux réfugiés syriens présents sur le sol turc. Ce régime de protection temporaire s’inspire de son homologue européen, la directive de l’UE en matière de protection temporaire (qui, à ce jour, n’a pas encore été activée). Il existe toutefois certaines différences fondamentales entre les deux, notamment concernant leur caractère « temporaire ». Premièrement, le régime turc de protection temporaire est en place depuis plusieurs années déjà et n’impose aucune limite maximale quant à sa durée. Deuxièmement, on ne sait pas quel sera le sort des Syriens bénéficiant de cette protection temporaire lorsque celle-ci touchera à sa fin. Somme toute, on peut en conclure que les réfugiés de Turquie disposent de droits limités et qu’ils ne disposent d’aucune perspective à long terme dans le pays.

Le rôle en constante évolution du HCR

En vertu de la Convention relative aux réfugiés, les États parties s’engagent à coopérer avec le HCR dans l’exercice de ses fonctions et, en particulier, à faciliter son obligation de superviser la mise en application de la Convention (art. 35(1)). Étant donné que la Turquie est un État partie mais qu’elle a décidé d’appliquer la Convention uniquement aux réfugiés européens, la portée exacte de ses obligations internationales en vertu de cette disposition constitue une question juridique intéressante. Plus concrètement, le rôle du HCR en Turquie a évolué depuis qu’il y a établi sa présence en 1960 (un accord formel n’ayant été signé qu’en septembre 2016) et récemment il a connu une nouvelle période de grands changements. Jusqu’à il y a peu de temps, les demandeurs d’asile en Turquie devaient s’enregistrer auprès du HCR et des autorités turques (ce que l’on appelait la « procédure parallèle ») et les autorités turques s’en remettaient essentiellement au HCR pour l’évaluation des demandes. Les recherches juridiques montrent que les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à l’encontre de la Turquie ont eu une influence sur le développement progressif du régime de protection du pays ; l’établissement de la procédure parallèle en est un exemple ; il a permis d’accroître la coopération avec le HCR et la confiance en ses procédures décisionnelles.[3]

Toutefois, dans le cadre de l’adoption de son nouveau cadre juridique, la Turquie a également établi la Direction générale de la gestion des migrations en tant qu’agence responsable des questions de migration et d’asile. Après une période de transition, le HCR a annoncé, en septembre 2018 qu’il n’enregistrerait plus les demandeurs et ne conduirait plus les procédures de détermination du statut de réfugié relevant de son mandat. Depuis lors, la nouvelle agence turque en a endossé l’entière responsabilité. Il reste à observer quel sera l’impact de ce changement mais il convient de noter que plusieurs problèmes ont déjà été signalés vis-à-vis de l’accès aux procédures d’enregistrement ou d’asile.

À l’heure actuelle, le HCR joue un rôle important en Turquie en matière de réinstallation. Lorsque les autorités turques identifient des cas particulièrement vulnérables, elles les orientent vers le HCR qui évalue leur situation et coordonne son action avec les éventuels pays de réinstallation. De manière plus générale, le HCR apporte son soutien aux autorités turques sous forme de renforcement des capacités et de conseils techniques.[4] Conformément à la loi turque, le HCR doit avoir accès aux demandeurs d’une protection internationale en Turquie (y compris les personnes mises en détention administrative) ainsi qu’aux étrangers dans les centres de rétention (articles 92, 59 et 68 de la LEPI). Cependant, le système de protection turc souffre d’un grave problème de transparence si bien qu’il conviendrait d’évaluer si, en pratique, le HCR bénéficie vraiment d’un tel accès.

 La population des réfugiés présents en Turquie est particulièrement jeune (y compris en comparaison du reste de la population turque).[5] C’est pourquoi l’accès à l’éducation et à l’emploi formel est essentiel. Au cours des dernières années, le HCR a joué un rôle particulièrement actif dans l’accès à l’emploi en fournissant (en coopération avec ses partenaires turcs) des services de conseil, des formations et un soutien à l’entrepreneuriat dans différentes villes turques, et en réalisant un exercice de cartographie des services en vue d’une meilleure coordination entre les besoins et les services correspondants.[6] Plus récemment, en juin 2021, le HCR a annoncé l’achèvement d’un projet de trois ans et demi sur le renforcement du système national d’asile turc visant à soutenir les efforts de renforcement des capacités de la Turquie.[7]

Ces dernières années, le rôle du HCR en Turquie semble être passé au second plan et s’être mué en un rôle de soutien. Cette évolution semble principalement due à l’établissement de l’agence spécialisée de Turquie, la Direction générale de la gestion des migrations, qui représente en elle-même une avancée positive. Parallèlement, il faut également comprendre cette évolution dans le contexte du climat politique en Turquie, qui entrave généralement la capacité des organisations telles que le HCR et les ONG locales et internationales à opérer dans le pays. Il faut donc continuer à surveiller cette transition pour comprendre quel en sera le plein impact.

 

Özlem Gürakar Skribeland ozlem.gurakar-skribeland@jus.uio.no

Candidate de doctorat à la faculté de droit de l’Université d’Oslo

 

 

[1] Voir Kirişçi K (1996) « Is Turkey lifting the ‘geographical limitation’?: The November 1994 Regulation on Asylum in Turkey », International Journal of Refugee Law, 8(3) https://doi.org/10.1093/ijrl/8.3.293

[2] Voir le premier (p.16-18) et le troisième (p.14-15) rapport sur l’état d’avancement de la feuille de route de la libéralisation du régime des visas https://ec.europa.eu/home-affairs/sites/homeaffairs/files/e-library/documents/policies/international-affairs/general/docs/turkey_first_progress_report_en.pdf

et

https://ec.europa.eu/home-affairs/sites/homeaffairs/files/what-we-do/policies/european-agenda-migration/proposal-implementation-package/docs/20160504/third_progress_report_on_turkey_visa_liberalisation_roadmap_swd_en.pdf

[3] Voir Tokuzlu L B (2016) (uniquement disponible en turc) https://dergipark.org.tr/en/download/article-file/229932

[4] Rôle du HCR en Turquie : https://help.unhcr.org/turkey/

[5] Voir Adalı T and Türkyılmaz AS (2020) « Demographic Data on Syrians in Turkey: What do we know? », International Migration, 58(3) https://doi.org/10.1111/imig.12614

[6] İçduygu A et Diker E (2017) « Labor Market Integration of Syrian Refugees in Turkey: From Refugees to Settlers », Journal of Migration Studies, 3(1) www.gam.gov.tr/files/5-2.pdf

[7] Voir la mise à jour opérationnelle du HCR pour la Turquie, janvier 2021 www.unhcr.org/tr/wp-content/uploads/sites/14/2021/02/UNHCR-Turkey-Operational-Update-January-2021.pdf

 

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