Faire avancer les droits des réfugiés dans les États non signataires : le rôle de la société civile en Thaïlande

Une coalition d’acteurs de la société civile a mis au point des stratégies efficaces pour travailler auprès des autorités thaïlandaises afin d’élaborer de meilleures politiques en faveur des réfugiés.

Bien que la Thaïlande accueille des réfugiés depuis plusieurs dizaines d’années déjà, elle ne leur a jamais clairement accordé le droit de résidence. Les réfugiés qui sont arrivés en Thaïlande en grand nombre depuis les pays voisins (par exemple, les réfugiés du Vietnam et du Cambodge dans les années 1970, ou de Birmanie, ou du Myanmar depuis la fin des années 1970 et les années 1980) ont été autorisés de facto à séjourner dans le pays, mais à condition qu’ils restent dans des camps fermés à proximité des frontières de leur pays d’origine. Toutefois, ces réfugiés n’ont bénéficié d’aucun autre droit humain accordé par une multitude d’autres conventions (telles que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, tous deux ratifiés par la Thaïlande dans les années 1990). Par le passé, des réfugiés de nombreuses autres nationalités n’ont eu aucun moyen de régulariser leur situation ou de rester légalement en Thaïlande, même sur la base limitée de leur situation de facto. Beaucoup d’entre eux ont obtenu un visa touristique de courte durée à leur arrivée mais aucune autre option de séjourner légalement dans le pays ne leur a été offerte après son expiration.

Pendant longtemps, les autorités thaïlandaises se sont opposées à devenir parties à la Convention de 1951 relative aux réfugiés et ont parfois formulé des réserves excluant les réfugiés de certains droits accordés en vertu d’autres instruments relatifs aux droits humains. Au contraire, les autorités ont traditionnellement réagi à la présence de réfugiés en organisant occasionellement des descentes policières qui visaient à arrêter les personnes résidant dans le pays sans visa en justifiant ces opérations au nom de la sécurité nationale, et ce, en dépit d’un manque de preuves corroborant un lien avéré.

Toutefois, il y a cinq ans, à l’occasion du Sommet des dirigeants organisé en septembre 2016 en parallèle du Sommet de l’ONU pour les réfugiés et les migrants, le premier ministre thaïlandais s’est engagé à établir un mécanisme permettant d’identifier les réfugiés et de renforcer l’application du principe de non-refoulement. En d’autres termes, il s’est engagé à offrir aux réfugiés un moyen de rester légalement dans le pays, du moins provisoirement. En outre, les autorités se sont également engagées à mettre fin à la détention des enfants réfugiés et d’ailleurs, en novembre 2016, le Tribunal des mineurs et des affaires familiales de Chiang Rai a refusé de sanctionner un jeune garçon réfugié somalien qui était illégalement présent dans le pays, en faisant valoir (ce qui était une première pour des tribunaux thaïlandais) le droit des enfants réfugiés à la protection et à des décisions juridiques donnant priorité à leurs meilleurs intérêts.

Deux ans plus tard, la Thaïlande a voté en faveur du Pacte mondial sur les réfugiés puis, début 2019, le gouvernement a donné son approbation finale à un nouveau mécanisme nommé « mécanisme national d’identification » (MNI) qui permettrait aux « personnes placées sous protection » (en d’autres termes, les réfugiés) de rester dans le pays.

Néanmoins, les déterminations du statut en vertu du MNI ont été retardées à multiples reprises, en partie du fait de la pandémie de la COVID-19. De plus, les critères du MNI permettant d’identifier les bénéficiaires de ce statut ne s’alignent pas explicitement sur les critères internationalement acceptés du statut de réfugié et incluent des formulations qui, selon certains défenseurs des réfugiés, pourraient être utilisées par la Thaïlande pour se soustraire à ses obligations en matière de non-refoulement. Même si certaines critiques ont été émises à cet égard, la Thaïlande a également reçu l’approbation d’organisations thaïlandaises de défense des droits des réfugiés pour avoir invité la société civile à participer à la formation des fonctionnaires responsables de la détermination du statut en vertu du MNI. Il n’existe pour l’instant aucun calendrier indiquant la date de commencement de cette nouvelle procédure de détermination de statut mais les défenseurs espèrent que celles-ci pourront être amorcées début 2022.

La société civile thaïlandaise

Avant 2015, la plupart des organisations de la société civile travaillant avec et pour les réfugiés de Thaïlande, et surtout celles qui étaient basées en milieu urbain, étaient des ONG internationales employant du personnel étranger. Ces organisations entretenaient peu de communications directes avec les autorités thaïlandaises et étaient mal armées pour mener le combat en faveur des droits des réfugiés en Thaïlande. En 2015, une coalition récemment élargie d’organisations, pour la plupart thaïlandaises,  travaillant auprès de réfugiés a commencé à envisager de nouvelles approches pour faire avancer leurs droits et assurer leur sécurité en Thaïlande. Consciente qu’elle aurait davantage de chances de réussir si elle était plus large, cette coalition a invité d’autres organisations et personnes ne travaillant pas directement auprès des réfugiés à la rejoindre. Elle se nomme aujourd’hui la Coalition pour les droits des réfugiés et des apatrides ou CRSP (Coalition for the Rights of Refugees and Stateless Persons).

La CRSP cherche avant tout à établir un dialogue direct avec les autorités thaïlandaises en vue de parvenir à une protection des réfugiés au niveau des politiques. En tant que réseau composé principalement d’ONG thaïlandaises, la CRSP peut s’adresser aux fonctionnaires dans leur propre langue tout en ayant une compréhension nuancée du contexte, faisant parfois jouer leurs relations sociales ou collégiales indépendamment de la question des réfugiés. Alice Nah a observé qu’en 2015, les organisations membres du réseau de l’Asie-Pacifique pour les droits des réfugiés (Asia Pacific Refugee Rights Network - APRRN) ont « lancé un appel aux États [d’Asie-Pacifique] en tant que citoyens et résidents préoccupés (et scandalisés) qui sont témoins de la souffrance des réfugiés et estiment que cela ne devrait pas se produire dans leur propre pays » ; [1] la CRSP, dont certains membres sont également membres de l’APRRN, utilise des stratégies semblables. Ainsi, la CRSP agit, selon les termes utilisés par Alice Nah et d’autres acteurs, comme des « entrepreneurs de normes » qui introduisent les normes internationales communes dans le contexte thaïlandais. 

La CRSP donne priorité aux plaidoyers en faveur de changements qui aboutiront à une refonte du traitement des réfugiés en Thaïlande, notamment sous forme de modification des lois et politiques nationales. Comme la Convention relative aux réfugiés (au contraire des conventions fondamentales relatives aux droits humains) ne dispose pas de mécanisme d’application, la CRSP estime que la seule adhésion à cette convention n’aura pas un impact suffisant sur le traitement des réfugiés par les autorités thaïlandaises ; en outre, la quasi majorité des représentants du gouvernement thaïlandais est opposée à cette adhésion.

Contrairement aux autres réseaux qui partagent principalement des renseignements et informations avec leurs membres, ou qui se limitent à critiquer les politiques ou les actions des pouvoirs publics, la CRSP cherche à travailler aux côtés des autorités afin de trouver des solutions pour les réfugiés et pour leurs hôtes thaïlandais. La coalition communique ainsi ses préoccupations directement aux autorités, mais elle lui suggère également des solutions et lui propose son appui pour la conception et la mise en œuvre. Ainsi, l’évolution des politiques thaïlandaises depuis 2016 est en partie (en plus du rôle du HCR et des gouvernements étrangers) le produit de la stratégie multiforme de la CSRP qui cherche à dialoguer avec les autorités thaïlandaises, à les soutenir et, in fine, à les influencer.

Éléments du succès de la CRSP

Le succès de la CRSP est le fruit de plusieurs facteurs. Premièrement, il s’agit d’une coalition dirigée par la société civile thaïlandaise locale, ce qui lui donne de la crédibilité aux yeux des autorités thaïlandaises et confère également une légitimité à ses propositions politiques. Deuxièmement, cette coalition inclut une large base d’acteurs, ce qui démontre aux autorités thaïlandaises qu’un vaste éventail d’acteurs soutient les plaidoyers de la CRSP et considère l’avancement des droits et du bien-être des réfugiés comme une priorité. En outre, cela permet à la CRSP de proposer son expertise et un soutien technique aux autorités afin de mettre en œuvre des solutions efficaces aux problèmes que la coalition porte à leur attention. Troisièmement, la CRSP adopte une stratégie de plaidoyer multiforme de manière à ce que chaque axe de plaidoyer s’appuie sur les autres et les renforce.

La CSRP a ouvert un dialogue avec les autorités thaïlandaises à tous les niveaux, mais aussi avec d’autres acteurs puissants tels que les pays donateurs et les institutions multilatérales. La stratégie initiale la plus importante constituait à bâtir une relation avec le Bureau thaïlandais de l’immigration afin de mettre en place un suivi et de garantir la mise en œuvre des engagements pris par les autorités thaïlandaises en matière de protection des réfugiés au niveau régional et mondial, par exemple les promesses exprimées lors du Sommet des dirigeants sur les réfugiés, du Forum mondial sur les réfugiés et du Pacte mondial pour la migration. La CSRP organise régulièrement des réunions à huis clos avec le bureau de l’immigration pour s’informer des progrès dans l’élaboration d’un mécanisme d’identification des réfugiés, pour faire part de ses suggestions sur certains principes des droits humains qu’il faudrait y inclure et pour soumettre une version ONG du mécanisme d’identification.

Le développement de telles relations a porté ses fruits. La nouvelle sous-division du Bureau de l’immigration chargée de la mise en œuvre du MNI s’est montrée disposée à travailler avec la CRSP, par exemple en lui demandant de fournir des formations aux droits des réfugiés, aux principes des droits humains et à la gestion de cas, et de nommer des candidats aux rôles de membres non gouvernementaux de la Commission nationale du mécanisme et de la Sous-commission chargée de réexaminer les normes opérationnelles standard du MNI. Néanmoins, en raison de remaniements ministériels fréquents, la CRSP peine à entretenir des relations stables et n’a toujours pas accès aux fonctionnaires chargés de prendre les décisions au Bureau de l’immigration et dans les Forces de police royales thaïlandaises. Qui plus est, les commentaires et recommandations fournis par la CRSP sont souvent perdus avant même de parvenir aux échelons les plus élevés du gouvernement. 

La CRSP a trouvé utile d’établir des liens entre les questions relatives aux réfugiés et les lois et politiques nationales immédiatement applicables à ces derniers, sans qu’il ne soit nécessaire de modifier les politiques existantes ou d’en adopter de nouvelles. Bien que les plaidoyers en faveur des droits des réfugiés n’aient souvent, à eux seuls, pas abouti, lorsque les questions ont un impact sur une population plus large (par exemple la mise en détention d’enfants, l’éducation universelle ou l’accès aux soins de santé), les autorités sont moins réticentes à discuter de solutions qui incluent les réfugiés. Grâce à ces deux stratégies, la CRSP a observé que, lorsqu’elle présentait les évolutions souhaitées en les associant à l’identité thaïlandaise (c’est-à-dire en présentant le désir de changement comme une émanation directe de sa compréhension des normes et des valeurs thaïlandaises locales), ses interlocuteurs gouvernementaux étaient parfois plus enclins à considérer voire à accepter ses propositions. 

En plus d’ouvrir un dialogue direct avec les autorités thaïlandaises, la CRSP s’appuie également sur le pouvoir d’influence de pays pairs, notamment les pays qui apportent une assistance importante et/ou des avantages commerciaux substantiels à la Thaïlande. Avec ces acteurs, la CRSP emploie le langage des droits humains internationaux plutôt que de mettre en avant le lien entre ses propositions et l’identité et les valeurs thaïlandaises. Plusieurs missions diplomatiques participent activement aux réunions d’informations diplomatiques trimestrielles de la CRSP et certaines lui ont même apporté un soutien financier. Jusqu’à présent, cette coordination et ce soutien mutuel entre la société civile et des pays pairs influents a permis de renforcer les capacités de ces deux types de parties prenantes à véritablement encourager la Thaïlande à progresser sur le plan du MNI.

Une autre stratégie importante consiste à maintenir les droits des réfugiés urbains à l’ordre du jour de la politique nationale, régionale et internationale, afin de sans cesse rappeler leur situation à toutes les parties prenantes et d’encourager une meilleure collaboration pour garantir l’alignement du MNI sur les mécanismes internationaux. Par exemple, la CRSP organise régulièrement des forums ouverts qui réunissent toutes les parties prenantes issues des pouvoirs publics, de missions diplomatiques, d’organisations internationales, d’agences de l’ONU, du monde universitaire et de la société civile locale.

Enfin, la CRSP utilise également des mécanismes internationaux relatifs aux droits humains tels que l’Examen périodique universel et l’examen du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale afin de faire état des progrès et des préoccupations quant aux droits et au bien-être des réfugiés en Thaïlande. Cela permet d’attirer l’attention internationale sur la Thaïlande et d’exiger que les autorités agissent, notamment en prenant des mesures correctives concrètes pour fournir une protection juridique aux réfugiés. Même s’il est parfois difficile d’observer les résultats immédiats des pressions exercées par ces mécanismes internationaux sur la Thaïlande, la CRSP peut utiliser les rapports publiés via ces mécanismes comme outils de plaidoyer.

Enseignements tirés de l’expérience de la CRSP

Le premier enseignement que l’on peut tirer des succès de la CRSP est l’importance des organisations de la société civile nationale ainsi que des compétences et capacités essentielles qu’elles peuvent fournir. Les fonctionnaires publics ont souligné que, dans certaines situations, ils tenaient compte des contributions de la CRSP alors même qu’ils ne tiendraient jamais, voire qu’ils ne tiennent jamais compte des contributions d’acteurs non thaïlandais, en particulier s’il s’agit d’ONG. De ce point de vue, l’expérience de la CRSP diffère quelque peu des théories selon lesquelles les réseaux transnationaux sont indispensables pour « donner davantage de poids et de légitimité aux revendications » des ONG nationales qui s’opposent au comportement des autorités ou cherchent à le modifier[2] ; au contraire, la défense des droits des réfugiés s’est avérée plus efficace en Thaïlande lorsque les réseaux transnationaux ne préconisaient pas de manière ostentatoire l’adoption de nouvelles politiques ou pratiques. De même, le succès de la CSRP repose également en partie sur sa capacité à « alterner » entre la promotion des valeurs thaïlandaises et la promotion des droits humains internationaux en fonction de son interlocuteur. 

Qui plus est, la stratégie de la CSRP consistant à la fois à soulever les problèmes et suggérer des solutions en proposant son expertise et un soutien à la mise en œuvre, ont fortement facilité les progrès des autorités thaïlandaises pour établir le MNI. Par exemple, en plus de fournir des formations aux fonctionnaires publics, la CRSP a également assuré la gestion des cas des mères et enfants réfugiés suite à leur libération des centres de détention ; en conséquence, les autorités thaïlandaises se sont montrées davantage disposées à aborder les problèmes relatifs aux réfugiés avec la CRSP et à accepter les modifications politiques qu’elle suggérait pour répondre à ces problèmes.

Les nombreuses contributions de la CRSP pour faire progresser l’objectif commun de la légalisation du séjour des réfugiés en Thaïlande ont été possibles parce que la coalition et ses membres avaient accès à des ressources financières depuis la Thaïlande et au-delà. Le financement des organisations et des coalitions nationales de la société civile devrait être une priorité ; pourtant, les bailleurs internationaux ne pensent bien trop souvent à ce type de financement qu’après coup, même si la réforme des politiques nationales constitue le levier indispensable pour trouver des solutions durables pour les réfugiés et les autres personnes déplacées.

 

Naiyana Thanawattho naiyana.thanawattho@asylumaccess.org  

Directrice exécutive, Asylum Access Thaïland

 

Waritsara Rungthong waritsara.rrlp@gmail.com

Chef de projet, Refugee Rights Litigation Project, Peace Way Foundation in Thaïland

 

Emily Arnold-Fernández emily@asylumaccess.org 

Présidente et directrice générale, Asylum Access

 

[1] Nah AM (2016) « Networks and norm entrepreneurship amongst local civil society actors: advancing refugee protection in the Asia Pacific region », International Journal of Human Rights Vol 20(2)
https://doi.org/10.1080/13642987.2016.1139333

[2] Risse T et Sikkink K (2016) « The socialization of international human rights norms into domestic practices: introduction », in Risse T (Ed) Domestic Politics and Norm Diffusion in International Relations: Ideas do not float freely

 

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