La politique de partage de l'aide avec les communautés d'accueil

Si l’extension aux communautés d’accueil de l’aide et des services destinés aux réfugiés constitue une stratégie qui permet de préserver l’« espace de protection » humanitaire, elle peut également susciter des attentes irréalistes quant aux droits des populations hôtes.

Dans de nombreux contextes de déplacement prolongé à grande échelle, la distribution de l’aide humanitaire peut devenir très conflictuelle, en particulier lorsque les populations locales sont confrontées à leurs propres difficultés et vulnérabilités économiques sans toutefois pouvoir prétendre à l’aide aux réfugiés. Pour contrer ce ressentiment, qui peut nuire à la capacité des organisations humanitaires à remplir leur mandat de protection, les acteurs de l’aide ont réagi en intégrant les populations locales comme bénéficiaires et en tirant parti de l’économie de l’aide aux réfugiés pour soutenir le développement local. Néanmoins, comme le suggère l’expérience du camp de réfugiés de Kakuma, au Kenya, cette stratégie de réduction des tensions comporte des risques supplémentaires à long terme.

Les relations entre réfugiés et hôtes dans le comté de Turkana

Depuis des décennies, les relations entre réfugiés et hôtes du camp de Kakuma sont caractérisées par des tensions de faible intensité. Toutefois, lorsque des confrontations ont lieu, ces tensions peuvent rapidement dégénérer en violence. En 2017, un étudiant réfugié de la région voisine d’Équatoria-Oriental, au Soudan du Sud, a attaqué et tué cinq étudiants turkana et un gardien de nuit dans un lycée près de Lokichoggio, à environ 100 km de Kakuma. L’agresseur a été placé en garde à vue, mais il a ensuite été extrait de sa cellule et tué par une foule d’habitants en colère[1]. En 2018, à la suite d’une vague de vols, de viols et de meurtres nocturnes, des réfugiés somaliens ont marché en direction de la ville de Kakuma pour protester contre le manque de sécurité dans le camp. Ils ont été accueillis à la rivière Tarac par des manifestants turkana qui craignaient que les réfugiés ne constituent une menace pour les entreprises locales. Une intervention militaire a été nécessaire pour maintenir les deux parties séparées. Plus récemment, le nombre croissant de membres de la communauté LGBTIQ+ au sein du camp a suscité de la colère et entraîné plusieurs incidents violents perpétrés à leur encontre par la population locale[2].

Une source particulière de tension réside dans le fait que de nombreux membres de la communauté locale estiment ne pas avoir bénéficié de manière significative de la présence des réfugiés, bien qu’ils aient cédé leurs terres et leurs pâturages lors de la construction du camp. De plus, du point de vue des Turkana, qui pratiquent un mode de vie communautaire et partagent les ressources disponibles, il est immoral que les réfugiés soient assurés d’une aide de base de la part du HCR alors que la population locale lutte pour survivre avec un maigre soutien du gouvernement. Ce sentiment est résumé dans un récit paru au début des années 2000, qui suggère qu’il vaut mieux être un réfugié qu’un Turkana à Kakuma[3].

Officiellement, le HCR a pour mandat de fournir une protection aux réfugiés, tandis que les préoccupations des communautés locales relèvent de la compétence des gouvernements du pays et des comtés. Cependant, pendant une grande partie de l’histoire du Kenya, le Turkana a été négligé dans l’agenda national du développement. Lorsque le HCR a lancé ses opérations à Kakuma et a commencé à fournir une aide aux étrangers vivant sur le territoire turkana, de nombreux habitants ont ressenti un sentiment d’exclusion, amplifié par leur histoire antérieure de marginalisation.

La cohésion dans la législation et la programmation

Les organisations humanitaires ont réagi en s’efforçant d’atténuer les tensions et de promouvoir les relations positives entre les réfugiés et la communauté turkana, généralement sous la bannière de la « coexistence pacifique[4] ». Au départ, il s’agissait d’arrangements ad hoc qui ouvraient aux citoyens kenyans l’accès aux programmes et services destinés aux réfugiés. Plus récemment, ces dispositions ont été formalisées dans diverses politiques, notamment le Cadre d’action global pour les réfugiés de 2016 et le Plan de développement socio-économique intégré de Kalobeyei de 2018[5]. La coexistence pacifique a également été codifiée en droit par la loi sur les réfugiés de 2021, dont plusieurs articles précisent les stratégies de promotion de la paix, telles que l’utilisation partagée des institutions, des installations et des espaces publics entre les réfugiés et les communautés d’accueil. Nombre de ces objectifs sont alignés sur l’agenda émergent de la « cohésion sociale » dans l’élaboration des politiques relatives aux réfugiés, bien qu’au Kenya, l’ancienne terminologie soit restée d’application.

L’un des problèmes réside dans le fait que la formalisation et la normalisation de la cohésion pacifique dans le cadre de la politique relative aux réfugiés au Kenya est allée de pair avec un accroissement des attentes concernant les « droits des hôtes ». Comme dans d’autres territoires d’accueil de réfugiés, notamment Dadaab, dans le comté de Garissa, les habitants de Kakuma mènent de plus en plus d’activités de plaidoyer, voire recourent à la violence, pour exiger de bénéficier des avantages offerts par les organisations qui opèrent sur leur territoire. Les acteurs humanitaires ont exprimé leurs inquiétudes quant à ces interruptions dans leur travail. Certaines de ces activités ont été organisées par des acteurs politiques locaux ambitionnant de se positionner en tant que défenseurs de la communauté. D’autres ont tenté de faire valoir les « droits des hôtes » et d’orienter des offres d’emploi ou des appels d’offres de construction vers leurs propres réseaux. Cette politisation de l’aide s’est associée à une déception due à des attentes non satisfaites en matière d’avantages pour les hôtes, ainsi qu’à un mécontentement quant à la répartition inégale des avantages dans les différentes couches de la population turkana[6].

Faire progresser le programme de « coexistence pacifique » au Kenya

Malgré ces complications, le programme de coexistence pacifique dans le comté de Turkana s’avère prometteur. Il existe une longue histoire de commerce, de coopération économique et même de mariage entre réfugiés et populations hôtes. Toutefois, les responsables politiques doivent renforcer la base juridique de l’appartenance des réfugiés au Kenya. Malgré les efforts déployés pour offrir aux réfugiés des opportunités économiques à petite échelle sur le territoire du camp, ces derniers ne jouissent toujours pas de la liberté de circulation ni du droit de travailler, à moins qu’ils ne demandent des autorisations spéciales. La réalisation des objectifs de coexistence exige un certain niveau d’égalité entre les différents groupes, qui doit être ancré dans les droits juridiques des réfugiés.

Dans le même ordre d’idées, les projets de coexistence pacifique se sont jusqu’à présent fortement concentrés sur les dimensions économiques des relations entre hôtes et réfugiés, ce qui comprend la valorisation de l’aide en tant qu’investissement dans le développement local. Cependant, l’investissement de l’aide dans le développement local fait du camp également une ressource pour les populations hôtes, avec comme résultat le risque que les réfugiés soient moins considérés comme des co-habitants et plus comme un produit. Si la communauté d’accueil peut se réjouir que les réfugiés restent, elle peut aussi s’habituer au campement et s’opposer à l’octroi de droits plus importants aux réfugiés, ce qui aurait pour conséquence de disperser les réfugiés – et les avantages qui accompagnent leur présence – à Nairobi et ailleurs au Kenya. Une telle attitude peut, en fait, aller à l’encontre des efforts visant à promouvoir la cohésion sociale à long terme.

 

Ekai Nabenyo ikainabenyo@gmail.com @ekainabenyo

Attaché de recherche, projet SoCHO, université de Maseno

 

[1] https://bit.ly/militia-turkana

[2] Déclaration du HCR sur la situation des réfugiés LGBTIQ+ dans le camp de Kakuma : https://bit.ly/LGBTIQ-Kakuma

[3] Aukot E. (2004), « “It Is Better to Be a Refugee Than a Turkana in Kakuma”: Revisiting the Relationship between Hosts and Refugees in Kenya », Refuge.

[4] Rodgers C. (2021), « The “Host” Label: Forming and Transforming a Community Identity at the Kakuma Refugee Camp », Journal of Refugee Studies, vol. 34, n° 2, pp. 1859-1878. https://bit.ly/host-label

[5] https://www.unhcr.org/ke/kisedp-2

[6] Rodgers C. (2021), « Community Engagement in Pastoralist Areas: Lessons from the Public Dialogue Process for a New Refugee Settlement in Turkana, Kenya », Pastoralism, vol. 11, n° 26.

 

Avis de non responsabilité
Les avis contenus dans RMF ne reflètent pas forcément les vues de la rédaction ou du Centre d’Études sur les Réfugiés.
Droits d’auteur
RMF est une publication en libre accès (« Open Access »). Vous êtes libres de lire, télécharger, copier, distribuer et imprimer le texte complet des articles de RMF, de même que publier les liens vers ces articles, à condition que l’utilisation de ces articles ne serve aucune fin commerciale et que l’auteur ainsi que la revue RMF soient mentionnés. Tous les articles publiés dans les versions en ligne et imprimée de RMF, ainsi que la revue RMF en elle-même, font l’objet d’une licence Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification (CC BY-NC-ND) de Creative Commons. Voir www.fmreview.org/fr/droits-dauteurs pour plus de détails.