Politiques incohérentes et priorités contradictoires au Kenya

Depuis 2013, le Kenya a adopté des politiques contradictoires pour gérer ses affaires relatives aux réfugiés, avec des appels simultanés à l’encampement, à l’intégration socio-économique et à la fermeture des camps – qui touchent à la fois les réfugiés et les communautés d’accueil.

Les politiques ne devraient avoir d’autre visée que de réaliser les aspirations d’un peuple ou d’un groupe. Cependant, dans des environnements institutionnels politiquement complexes, la conception et l’adoption de politiques peuvent s’accompagner d’une certaine déperdition des objectifs communs. Depuis les années 1990, le Kenya appliquait une politique stricte en matière d’encampement des réfugiés. En 2017, dans un revirement apparent vers l’intégration, le Kenya est devenu un pays pilote de déploiement du Cadre d’action global pour les réfugiés (CRRF)[1] et, en tant que tel, s’est engagé à poursuivre les buts d’autonomie et d’intégration socio-économique des réfugiés. En 2021, la nouvelle loi sur les réfugiés a associé intégration et encampement dans une combinaison confuse d’orientations politiques apparemment contradictoires[2]. Pour compliquer encore la situation, le gouvernement central a demandé à plusieurs reprises la fermeture des camps de réfugiés de Dadaab et de Kakuma, qui accueillent plus de 80 % des réfugiés et des demandeurs d’asile au Kenya.

À la lumière de ces contradictions, comment comprendre les engagements du gouvernement kenyan ? Comment ces politiques influencent-elles les relations entre les réfugiés et les hôtes ? Cet article s’appuie sur des interviews et des discussions menées avec des réfugiés et des membres des communautés d’accueil à Kakuma, ainsi qu’avec des fournisseurs d’aide, pour comprendre l’espace politique divergent qui s’est fait jour.

Politiques incompatibles : encampement, intégration et fermeture de camp

Avant que le Kenya n’adopte sa première loi globale sur les réfugiés en 2006, les réfugiés étaient libres de se déplacer, de travailler et de s’intégrer dans la société kenyane. Cette politique a été remise en question dans les années 1990, à la suite de l’arrivée d’un grand nombre de réfugiés fuyant la guerre et la famine en Éthiopie, au Soudan du Sud et en Somalie. Les camps de Dadaab et de Kakuma ont été créés dans le nord du Kenya dans le sillage de cet afflux. Depuis lors, le Kenya a accueilli un nombre croissant de réfugiés et de demandeurs d’asile par le biais d’une politique d’encampement stricte qui limite les déplacements – les restrictions étant particulièrement axées sur les réfugiés somaliens.

Malgré la mise en œuvre de l’encampement, le Kenya a adopté le CRRF en 2017, s’engageant de ce fait à intégrer l’aide aux réfugiés dans ses plans de développement nationaux et à faire en sorte que les réfugiés, les rapatriés, les hôtes et les autres personnes vivant dans les zones touchées par les déplacements aient les mêmes chances d’atteindre l’autonomie et le bien-être. La mise en œuvre du CRRF a occupé le devant de la scène dans les comtés de Garissa et Turkana, qui accueillent des réfugiés et qui ont chacun adopté des plans de développement socio-économique locaux[3]. Le Kenya a également joué un rôle de premier plan dans les accords régionaux associés, tels que la Déclaration de Djibouti sur l’éducation des réfugiés.

Néanmoins, le Kenya a annoncé à plusieurs reprises son intention de fermer ses camps, dans le but de renvoyer la plupart de leurs résidents dans leur pays d’origine. Lorsqu’il a tenté de fermer les camps de Dadaab en avril 2015, puis à nouveau en 2016, le gouvernement kenyan a invoqué des attaques terroristes et des problèmes de sécurité nationale en rapport avec le groupe insurgé Al-Shabaab, basé en Somalie. En mars 2021, les autorités kenyanes ont lancé un ultimatum de 14 jours au HCR pour élaborer un plan de fermeture des camps de Dadaab et de Kakuma.

Contradictions politiques

La relation entre ces trois politiques – encampement, intégration et fermeture des camps – génère trois contradictions. La première et la plus évidente concerne l’encampement et, simultanément, la fermeture des camps. La deuxième est celle entre l’encampement et l’intégration socio-économique. Bien que le Kenya se soit engagé à promouvoir l’autonomie des réfugiés, sa politique d’encampement criminalise les déplacements en dehors des camps sans laissez-passer, et sa loi sur l’immigration crée des obstacles à l’obtention d’un emploi légal. Ces restrictions entravent considérablement les perspectives d’intégration économique et d’autonomie des réfugiés[4].

La troisième contradiction politique, la plus frappante, se situe entre l’intégration et la fermeture des camps. Le gouvernement a demandé à plusieurs reprises la fermeture des camps, alors que le Kenya est signataire d’une série d’instruments internationaux et régionaux visant à assurer et à faciliter l’intégration des réfugiés. Les interviews menées en juillet 2021 ont révélé la même confusion parmi les réfugiés, beaucoup se sentant déstabilisés par les nouvelles. Comme l’explique un nouvel arrivant dans la colonie de Kalobeyei :

J’ai entendu dans les actualités que Dadaab et Kakuma vont être fermés. J’ai été surpris. Nous avons été récemment relogés ici, dans la colonie de Kalobeyei, et maintenant ils veulent fermer tous les camps ?

Les appels à la fermeture ont eu de graves répercussions sociales, psychologiques et économiques. De nombreux répondants ont expliqué qu’il leur a fallu du temps pour développer des réseaux personnels, qui seraient brisés si les camps étaient fermés. D’autres ont demandé ce qu’il adviendrait de ceux qui ont épousé des membres d’une autre nationalité : les retours ciblés pourraient-ils diviser leurs familles ?

Résoudre les contradictions ?

Les contradictions des politiques kenyanes en matière de réfugiés trouvent leur source dans l’intention du pays de faire face à l’accueil prolongé de réfugiés tout en adoptant des régimes internationaux en évolution tels que le CRRF. En tout état de cause, le Kenya doit harmoniser ses cadres juridiques et réglementaires relatifs à l’accueil des réfugiés afin d’atteindre un niveau raisonnable de cohérence politique.

Plus récemment, l’attention s’est portée sur le « plan Marshall pour l’Afrique », dans le cadre duquel le gouvernement kenyan a proposé de transformer les camps de Dadaab et de Kakuma en villages de réfugiés, qui fourniraient des infrastructures dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’eau, de l’énergie, de la sécurité et de la conservation dans des zones désignées[5]. La feuille de route convenue avec le HCR prévoit des retours volontaires sûrs, des départs vers des pays tiers et la possibilité pour les réfugiés de la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) de demander la nationalité kenyane. Dans le cadre de ce plan, les demandeurs d’asile au Kenya bénéficieraient en théorie de la liberté de circulation et du droit à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé, ainsi que du droit de créer une entreprise.

Pour faciliter la transition entre les camps et les villages de réfugiés et donner aux réfugiés les moyens d’être autonomes et de contribuer à l’économie du pays d’accueil, les réfugiés devraient également recevoir des terres pour cultiver et construire des abris. Cependant, le plan Marshall ne contient aucune information sur le « contrôle des zones désignées », qui est inscrit dans la loi sur les réfugiés de 2021[6]. La deuxième contradiction – entre encampement et intégration socio-économique – est ainsi maintenue. Le plan Marshall exclut également les réfugiés somaliens des possibilités de naturalisation au motif que la Somalie n’est pas membre de la CAE. Dans la mesure où les taux de réinstallation dans des pays tiers devraient être faibles, il ne resterait aux réfugiés somaliens qu’une seule option : le rapatriement volontaire. Cependant, compte tenu de l’expérience que nous avons des retours volontaires en Somalie depuis 2014, on peut s’attendre à ce que nombre des candidats au rapatriement fassent demi-tour au Kenya en raison des difficultés liées à l’insécurité ainsi qu’au manque de perspectives économiques et d’accès aux services tels que l’éducation[7].

 

Michael Owiso mowiso@maseno.ac.ke

Maître de conférences, université de Maseno

 

[1] HCR (2022), https://bit.ly/hcr-crrf

[2] https://bit.ly/kenya-refugees-act

[3] Owiso M. et Manji F. (2020), Localisation and participation within the rollout of the Comprehensive Refugee Response Framework in Kenya. https://bit.ly/localisation-participation

[4] Asati B., Chakhravati A., David L. et Owiso M. (2019), Mapping the refugee journey towards employment and entrepreneurship: obstacles and opportunities for private for private sector engagement in refugee-hosting in Kenya. https://bit.ly/refugee-private-sector

[5] Wachu S. (2022), Plan Marshall: Gov’t Seeks Funding from International Partners to Transition Refugees in Kakuma and Dadaab. https://bit.ly/marshall-plan-kenya

[6] Les articles 30, 31, 32 et 33 de la loi sur les réfugiés de 2021 prévoient des zones désignées pour les réfugiés et maintiennent la restriction de la liberté de circulation dans ces zones désignées.

[7] Manji F. (2020), Circular refugee returns between Kenya and Somalia: a rapid review. https://bit.ly/circular-returns

 

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