- May 2024
Cet article met en évidence les circonstances ayant conduit à ne pas recueillir l’ejajot (consentement éclairé) de nombreux réfugiés rohingyas lors de l’opération de vérification conjointe, qui a entraîné l’enregistrement biométrique de près d’un million de Rohingyas.
Ces dernières années, nous avons cherché à mieux comprendre comment les Rohingyas déplacés de force vivant au Bangladesh ont participé à des processus d’enregistrement biométrique dans le cadre d’un exercice de vérification conjoint lancé par le gouvernement bangladais et le HCR en 2018. Nous nous sommes intéressés à ce sujet après la déclaration de Human Rights Watch en 2021, qui dénonçait le gouvernement bangladais pour avoir partagé avec le gouvernement du Myanmar les données biométriques recueillies sans le consentement éclairé des réfugiés rohingyas. Le HCR a réfuté cette accusation presque immédiatement.
Pour découvrir si le consentement éclairé a été recueilli ou non, nous avons organisé sept discussions de groupes d’étude qui nous ont permis d’échanger librement avec des réfugiés rohingyas et des représentants de plusieurs ONG locales en partenariat avec le HCR pendant l’opération de vérification conjointe. Grâce au réseau de confiance informel du Centre for Peace and Justice, nous avons aussi collaboré avec six réfugiés rohingyas volontaires, qui ont mené des entretiens clés avec douze réfugiés rohingyas dont les témoignages ont été transcrits et analysés par les auteurs du présent article.
Une réflexion sur nos discussions nous a permis de comprendre que même si le concept de consentement éclairé dans le contexte de la protection des données était mal connu de nombreux Rohingyas, les principes sous-jacents de ce concept existaient déjà sous la forme de l’ejajot, un mot issu de la langue rohingya. Cet article décrit les circonstances ayant conduit le gouvernement bangladais et le HCR à ne pas recueillir l’ejajot de nombreux réfugiés rohingyas lors de l’opération de vérification conjointe, lancée en 2018 et qui avait permis l’enregistrement biométrique de près d’un million de Rohingyas à la fin de l’année 2023.
La campagne d’enregistrement biométrique dans le cadre de la gestion des réfugiés rohingyas
Immédiatement après le déplacement massif de réfugiés rohingyas en août 2017, le ministère de l’Intérieur du gouvernement bangladais, avec « l’assistance technique » du HCR, a lancé le processus d’enregistrement biométrique des réfugiés rohingyas. Malgré des critiques visant certains aspects de la collecte et de l’utilisation des données des Rohingyas qui pourraient relever de l’exploitation, les processus d’enregistrement biométrique ont été déployés très rapidement dans les mois qui ont suivi.
Dans le premier Plan de réponse conjoint (PRC) de 2018, les principaux partenaires ont privilégié la nécessité d’« harmoniser les bases de données existantes » et de produire « une base de données unifiée » qui contiendrait « les données biométriques [de] l’ensemble de la population réfugiée ». Selon le PRC, obtenir l’identité des réfugiés « par le biais de l’enregistrement et de la documentation » permettrait aux réfugiés « d’exercer leurs droits ». En outre, cela faciliterait la fourniture d’une aide ciblée « aux personnes qui en ont besoin », de « favoriser l’équité dans la fourniture de l’aide », de « contrôler la duplication et la manipulation des listes de bénéficiaires » et, enfin, de « faciliter les solutions ».
Début 2018, le gouvernement bangladais et le HCR ont signé un mémorandum d’entente sur le partage des données. Bien que cet accord reste confidentiel, selon une Mise à jour opérationnelle du HCR, il garantissait que « l’utilisation des données à des fins autres que l’aide et l’identification ou leur transfert à des tiers devrait être approuvée par le HCR ». En juin 2018, le gouvernement bangladais et le HCR ont lancé leur opération de vérification conjointe. Dans ce cadre, à la fin de décembre 2023, 971 904 Rohingyas avaient reçu des « cartes d’identité plastifiées de la taille d’une carte bancaire » en échange de leurs données biométriques.
Notre travail sur le terrain nous montré que la communauté académique n’était pas la seule à exprimer des réserves sur cette campagne plus ou moins réglementée d’enregistrement biométrique. Nous savions grâce à la littérature passée que les membres de la communauté rohingya n’étaient pas satisfaits car, sans que l’on sache pourquoi, les cartes d’identité ne reconnaissaient pas leur identité ethnique de Rohingyas. Les Rohingyas estimaient que leur carte d’identité aurait dû reconnaître cette partie d’eux-mêmes pour laquelle ils étaient non seulement marginalisés, mais aussi persécutés. Dans les protestations qui ont suivi, les Rohingyas ont exprimé leur mécontentement concernant le manque de transparence de l’opération et le fait qu’ils n’aient pas du tout été impliqués dans la conception de la carte d’identité. Ils craignaient également que le HCR et le gouvernement bangladais ne partagent leurs données avec les autorités du Myanmar, « qui auraient pu utiliser les informations contre eux ».
Au fil de nos discussions avec les participants à notre étude, il nous est apparu que beaucoup de membres de la communauté rohingya étaient sceptiques à l’idée qu’on prenne leurs empreintes digitales et qu’on scanne leur iris. Ils se souvenaient qu’ils s’étaient sentis en décalage avec de telles méthodes de collecte de données numériques. Beaucoup d’entre eux nous ont dit que, malgré les assurances qu’ils avaient reçues concernant les avantages de leur enregistrement biométrique, ils avaient eu le sentiment d’être des « sujets privés de leur voix » dans un processus manquant de clarté. Au bout du compte, qu’est-ce qui a poussé près d’un million de Rohingyas à participer à une campagne d’enregistrement biométrique aussi vaste ?
L’ejajot des réfugiés rohingyas mis aux oubliettes
Dans sa déclaration de 2021 en réponse à Human Rights Watch, le HCR prétend qu’avant de recueillir les données biométriques, chaque famille de réfugiés a été « informée du but de l’enregistrement conjoint » et qu’on leur a demandé « de consentir au partage de leurs données avec des partenaires sur le terrain » pour faciliter la réception de l’aide humanitaire. Le HCR précisait que l’opération d’enregistrement a également servi « à établir l’ancienne résidence des réfugiés rohingyas au Myanmar et leur droit au retour ». À cette fin, « il a été demandé aux réfugiés, séparément et expressément » d’accepter que « leurs données [soient] partagées avec le gouvernement du Myanmar par le gouvernement du Bangladesh ».
Le HCR a assuré qu’une « vaste campagne de conseil et d’information » avait été lancée « pour expliquer l’opération » et « informer les réfugiés qu’ils pourraient accéder aux mêmes services et aux mêmes droits, qu’ils consentent ou non au partage de leurs données avec le gouvernement du Myanmar ». En outre, le HCR a déclaré que des séances de conseil individuelles se tenaient dans la langue comprise par le peuple rohingya pour veiller à ce qu’ils « comprennent pleinement le but de l’opération », en « répondant à leurs questions et à leurs inquiétudes », et pour les aider à « prendre des décisions en connaissance de cause ». Le HCR a également précisé que les Rohingyas avaient été informés que leur consentement au partage de leurs données avec des partenaires locaux afin de recevoir une aide était totalement indépendant du partage de leurs données avec le Myanmar. Même s’ils refusaient de partager leurs données, ils « auraient toujours accès aux mêmes aides et aux mêmes droits que tous les autres ». Ainsi, le consentement de chaque famille rohingya devait être « confirmé au moins deux fois » et les signatures validant le consentement ne pouvaient être obtenues « qu’à la suite de cette double confirmation ». En substance, la position du HCR est qu’il a recueilli le consentement éclairé des réfugiés rohingyas avant et pendant la campagne d’enregistrement biométrique.
Si les souvenirs de nos participants issus de la communauté rohingya et des ONG locales se recoupent parfois avec les déclarations du HCR, ils comportent également quelques différences notoires. Nombre des Rohingyas que nous avons interrogés n’avaient jamais entendu les mots anglais « consent » (consentement) et « informed » (éclairé). Cependant, lorsque nous leur avons expliqué ce que cela signifiait, ils ont rapidement relevé que ce que nous décrivions entrait dans la définition du mot ejajot. Un réfugié rohingya nous a expliqué, de façon assez émouvante :
« Ejajot confirme notre mon-er iccha (désir de notre esprit). Imaginons qu’une personne inconnue m’approche et me demande des informations sur ma famille. J’aurai probablement des réticences à les partager avec elle. Pour partager, je dois d’abord valider la personne. Je dois accepter de partager mes informations. Cet iccha (désir) est essentiel. Je dois lui donner la permission, mon ejajot. Recueillir mon ejajot est primordial, car cela me garantit que vous traiterez mes informations correctement. »
Pas un seul des Rohingyas à qui nous avons parlé n’avait le sentiment qu’on avait recueilli son ejajot. Les Rohingyas interrogés ont reconnu avoir reçu des explications de leurs majhis (chefs de communauté) respectifs ainsi que des représentants d’ONG locales concernant le but du processus d’enregistrement biométrique. Certains se sont souvenus qu’on leur avait dit que l’enregistrement biométrique faciliterait l’obtention de rations et accélérerait les initiatives de rapatriement volontaire. Toutefois, beaucoup ont également dit que ces séances de vulgarisation ne leur avaient pas fourni d’explications claires sur ce à quoi ils participaient. Un réfugié rohingya, faisant écho à l’opinion exprimée par de nombreux autres participants aux discussions de nos groupes de travail, a expliqué :
« Le processus d’enregistrement [biométrique] a commencé peu après notre arrivée au Bangladesh. Nous étions traumatisés. Nous avons simplement fait ce qu’on nous a dit de faire et nous nous sommes inscrits. Le processus a été expéditif. »
Plus inquiétant, nombre des Rohingyas que nous avons interrogés affirment que des représentants du gouvernement et du HCR ont officieusement fait pression sur les personnes ayant initialement résisté ou refusé de participer à la campagne d’enregistrement biométrique. Ils leur ont dit que s’ils ne changeaient pas d’avis, ils ne recevraient plus de rations, ne pourraient pas travailler dans les camps et ne pourraient pas être rapatriés au Myanmar, des propos rappelant des déclarations passées. En résumé, la population rohingya n’a jamais eu réellement la possibilité de refuser de participer au processus d’enregistrement biométrique. On lui a simplement donné l’illusion de solliciter son consentement éclairé, l’ejajot.
Problèmes soulevés par le concept et la pratique du recueil du consentement éclairé
La manière dont le gouvernement bangladais et le HCR ont lancé l’opération de vérification conjointe en 2018 et recueilli de grandes quantités de données biométriques, ainsi que l’analyse présentée dans cet article qui montre que personne n’a recueilli l’ejajot de la population rohingya, soulèvent d’importantes questions sur la signification du consentement éclairé à l’âge de l’humanitarisme numérique.
Au cours de nos discussions avec nos groupes d’étude et de nos entretiens avec nos principaux informateurs, nous nous sommes souvent demandé si les Rohingyas interrogés étaient réellement inquiets ou préoccupés par l’absence d’un réel recueil de leur ejajot. Le ton de leurs propos et l’expression de leur visage nous ont donné l’impression que si les Rohingyas comprenaient le concept d’ejajot et y accordaient de l’importance, il ne s’agissait pas d’une préoccupation urgente pour eux.
Par conséquent nous pouvons nous demander, au risque de sembler provocateurs, si Human Rights Watch n’aurait pas placé la barre beaucoup trop haut en matière de consentement éclairé. Après le déplacement massif et soudain de centaines de milliers de Rohingyas en 2017, dans quelle mesure était-il possible sur le plan logistique d’obtenir individuellement l’ejajot de chaque réfugié rohingya avant de recueillir ses données biométriques ? Comment peut-on attendre d’une communauté qui a été marginalisée depuis de nombreuses décennies qu’elle comprenne d’emblée la valeur des données et donne son consentement éclairé, ou ejajot ? En nous concentrant sur l’absence d’ejajot, ne laissons-nous pas de côté des questions plus pressantes en lien avec la situation désespérée des réfugiés rohingyas ? L’ejajot ou le consentement éclairé est-il, à l’ère de l’humanitarisme numérique, un concept présenté et mis en valeur auprès des réfugiés par des interlocuteurs bienveillants, gérant les crises et les situations en lien avec des réfugiés ? Toutes ces questions nous obsèdent, et nous ne sommes pas certains de pouvoir y apporter des réponses.
Conclusion
Août 2024 marquera le septième anniversaire de la présence des réfugiés au Bangladesh, soit davantage que la définition du HCR d’un déplacement prolongé. Ces années témoignent de l’histoire héroïque du Bangladesh, un des pays les plus pauvres au monde parmi ceux qui collaborent avec le HCR et d’autres agences de l’ONU et qui, avec un ensemble d’ONG nationales et internationales, a accueilli et sauvé plus d’un million de Rohingyas. La situation prédominante reste celle d’un système global de gestion des réfugiés marqué par un transfert des responsabilités plutôt que leur partage, les pays en voie de développement assumant une part démesurée des responsabilités à l’égard des réfugiés. Dans ces circonstances, nous ne pouvons que reconnaître que la carte biométrique a ses avantages et donne à beaucoup de réfugiés rohingyas un sentiment d’identité. Mais il ne faut pas, pour autant, passer sous silence l’échec du recueil de l’ejajot des réfugiés rohingyas au cours du processus de création de ces cartes d’identité ; échec symptomatique d’une procédure d’enregistrement biométrique hiérarchisée, qui n’a pas pris en compte les souhaits et les besoins de ses sujets.
Le gouvernement bangladais et le HCR ont eu le sentiment qu’il était acceptable de refuser aux Rohingyas la possibilité de s’impliquer, même de façon minime, dans l’élaboration du processus d’enregistrement biométrique, le choix des données partagées et avec qui, la définition des risques inhérents de l’enregistrement biométrique et la façon dont ces risques pouvaient être atténués. Le gouvernement bangladais et le HCR n’ont pas vu d’inconvénient à signer un mémorandum d’entente au sujet du partage des données des Rohingyas, tout en gardant le contenu de ce mémorandum confidentiel, empêchant ainsi les personnes qu’il était censé protéger d’y accéder. Ces dures réalités n’ont pas été une surprise pour nous, ni pour les Rohingyas que nous avons interrogés. Car en limitant à ce point leur « droit d’avoir des droits », comment des Rohingyas pourraient-ils avoir un statut juridique autre que précaire. À l’heure où des discussions sur la protection et le partage des données commencent tout juste à voir le jour au Bangladesh et où la législation nationale sur le sujet demeure inexistante, il n’est pas surprenant que l’ejajot des réfugiés rohingyas ait été ignoré lors du recueil de leurs données biométriques. 1
M Sanjeeb Hossain, directeur (Recherche)
sanjeeb.hossain@bracu.ac.bd X : @SanjeebHossain @cpj_bracu
Tasnuva Ahmad, maître de conférences
Mohammad Azizul Hoque, professeur
Tin Swe, réfugié rohingya et volontaire au sein de l’unité des études sur les réfugiés (Refugee Studies Unit, RSU)
Centre for Peace and Justice (CPJ), université BRAC
LIRE LE NUMÉRO COMPLET1Cette étude a été menée avec le soutien du projet Stateless in the Bengali Borderlands: New Technologies and Challenges for Identity and Identification de l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo, qui a reçu le financement du Conseil norvégien de la recherche, du projet ASILE, qui a reçu le financement du programme le l’UE Horizon 2020 pour la recherche et l’innovation en vertu de l’accord sur les subventions nº 870787, et d’Asylum Access. Nous remercions les six volontaires réfugiés rohingyas qui ont mené les entretiens avec les informateurs, nos participants anonymes interrogés au sein de la communauté rohingya et des ONG locales, et Tamanna Siddika pour son aide à la traduction lors des discussions avec les groupes d’étude.