- May 2024
Qu’il s’agisse du mouvement « Now You See Me Moria » sur les réseaux sociaux ou du Hope Art Project, les réfugiés à Lesbos utilisent les plateformes numériques pour contrer les législations, pratiques et discours restrictifs que les autorités du pays appliquent à leur encontre.1
Dans cet article, je me penche sur les luttes visuelles des réfugiés sur des supports numériques. Mes réflexions s’appuient sur deux études ethnographiques en ligne portant sur les images (photographies, vidéos, captures d’écran et tableaux) produites par des réfugiés à Lesbos, que j’ai réalisées en 2022 et 2023. L’expression des réfugiés faisant valoir leurs droits par le biais des arts visuels et des réseaux sociaux est d’autant plus pertinente qu’ils font face à une hostilité croissante et à de nombreuses tentatives de les faire taire, sans oublier les restrictions imposées par les autorités grecques aux journalistes, défenseurs des droits humains et organisations non gouvernementales qui essaient de surveiller la situation sur les îles grecques.
Créer des récits visuels sur la condition de réfugié dans le cadre du Hope Art Project
Le Hope Project a été mis en place sur l’île grecque de Lesbos à la suite de la vague de migration de l’été 2015. Les fondateurs, Philippa et Eric Kempson, souhaitaient à l’origine répondre aux besoins essentiels urgents des nouveaux arrivants. Au fil du temps, ils ont identifié le besoin de catharsis et de guérison par l’art et ont lancé un projet artistique en 2018. Depuis, de nombreux réfugiés habitant le célèbre camp de Moria ont participé à des ateliers sur divers thèmes, notamment le théâtre, la musique et la peinture.
La peinture en particulier a offert aux artistes une opportunité d’évasion, un sanctuaire mental loin de l’agitation du camp.i Des artistes de différents pays, tels que la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, le Soudan, le Soudan du Sud et le Congo, ont produit de véritables tableaux dans le cadre du Hope Art Project. Dans le coin à la droite de chaque œuvre, ils signent en utilisant leur identité commune : « réfugié de Moria ». Philippa décrit ces tableaux comme « légèrement subversifs et politiques ». Ils reflètent l’impact des lois et des politiques sur l’asile de l’Union européenne et de la Grèce, ainsi que le périple semé d’embûches des réfugiés pour arriver en Grèce, leurs conditions de vie à Moria et leurs espoirs et leurs rêves face à un avenir souvent incertain.
À ce jour, les artistes ont produit plus de 10 000 tableaux, dont certains ont été affichés en ligne et dans des expositions sur place, ou partagés numériquement. Certaines œuvres ont été exposées dans des lieux renommés, comme St James’s Church à Londres. Dans le cadre d’une exposition d’art intitulée « A Place in My Mind », organisée en ligne et hors ligne par des artistes norvégiens en 2021, des œuvres crées par de nombreux artistes du Hope Project ont pu toucher un public plus large, au-delà des frontières. Des médias connus ont réalisé des sujets sur les artistes du Hope Project et leurs tableaux.
Les artistes ne pouvaient pas se déplacer librement, même sur le territoire continental grec, et n’ont donc pas pu assister aux expositions physiques présentant leurs œuvres en dehors de Lesbos, ni rencontrer les autres artistes et les professionnels qui promouvaient leurs tableaux. Cependant, ils ont pu collaborer dans le cyberespace. Beaucoup d’artistes, dont la plupart ont fini par s’installer dans des pays européens après avoir subi pendant des années le régime juridique arbitraire de Lesbos, ont entrepris de promouvoir leurs œuvres via leurs réseaux sociaux personnels. Elleni Kempson, la fille d’Eric et Philippa et coordinatrice des réseaux sociaux pour le Hope Project, a partagé de nombreuses œuvres sur le compte Instagram « Hope Art Project » et Fine Art America, un entrepôt en ligne où des artistes visuels peuvent partager et vendre leurs œuvres.
La large diffusion des récits visuels des artistes réfugiés au sein du Hope Project en Grèce a été possible grâce à leur utilisation des technologies numériques, en particulier les réseaux sociaux. Ces technologies ont créé des opportunités de collaboration et ont permis aux artistes d’atteindre un plus large public. En parallèle, l’art et les technologies numériques ont transformé les espaces dépolitisés les plus banals, comme les ateliers d’art et les toiles de peinture, en espaces de création où les artistes réfugiés ont pu s’exprimer et raconter leurs propres récits, qui contredisent le portrait déshumanisant des réfugiés dressé par certains médias et dirigeants.
Remettre en cause le statu quo : « Now You See Me Moria »
Pour les réfugiés qui n’ont pas accès aux ateliers d’art de Moria pour raconter leur histoire, les smartphones sont des outils précieux pour communiquer avec le monde extérieur et survivre dans la vie de tous les jours. Les smartphones (avec une connexion Internet suffisante) sont aussi des outils numériques permettant aux réfugiés de s’exprimer haut et fort contre les atrocités et les conditions de vie effroyables de Lesbos. Ils aident les réfugiés à raconter et diffuser leur propre vision de leur condition. C’est ainsi qu’est née la campagne Now You See Me Moria, une collaboration entre des habitants de Moria et des personnes de l’extérieur dans le but de révéler au monde ce qui se passe et d’exiger le respect des droits des réfugiés.
Now You See Me Moria a débuté en 2020, lors d’une rencontre virtuelle entre deux personnes : Amir, un réfugié afghan habitant dans le camp de réfugiés de Moria, et Noemí, une photographe et monteuse photo espagnole résidant aux Pays-Bas. Leur initiative s’est rapidement transformée en mouvement sur les réseaux sociaux, avec la participation de plus de 600 réfugiés sur Instagram,ii plus de 41 300 followers (mars 2024) et des centaines de réactions (J’aime et commentaires). Depuis août 2020, les réfugiés ont enregistré et diffusé clandestinement plus de 4 500 posts (photographies, vidéos et captures d’écran) et d’innombrables « stories Insta » dépeignant leur vie quotidienne à Lesbos. Tout en montrant des images de l’intérieur de Moria et du Centre fermé à accès contrôlé de Lesbos (le CCAC), ils rendent également visibles les mauvais traitements et les conditions inhumaines que vivent les réfugiés.
Des organisations non gouvernementales ont abondamment démontré que les CCAC inaugurés sur les cinq îles grecques étaient « comparables à des prisons ». En 2023, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé que les centres d’accueil grecs offraient des conditions indignes. Now You See Me Moria a pour objectif de mettre un terme à la construction du nouveau CCAC de Lesbos, que les participants au projet considèrent comme « une prison » qui créera un nouvel environnement tout aussi dégradant. Leur campagne #nochildinaprison exige qu’aucun enfant ne soit détenu dans des camps de réfugiés, « loin du monde en couleurs qu’ils méritent ».
Now You See Me Moria ne pourrait pas exister et n’aurait pas pu grandir sans le cyberespace. La croissance rapide de ce projet de photographie est remarquable, surtout en l’absence de leadership centralisé. Chaque réfugié participe, enregistre et partage en ligne ce qu’il voit à Lesbos librement, sans aucune directive. Les efforts de plaidoyer des participants ont souvent reçu un soutien extérieur ; les réfugiés et leurs alliés à travers le monde ont montré comment utiliser les réseaux sociaux pour bâtir un mouvement par-delà les frontières. À l’aide des technologies numériques, les réfugiés impliqués dans le projet Now You See Me Moria tentent d’atteindre les dirigeants de l’UE et ceux qui peuvent les influencer. La plupart de leurs publications sont écrites en anglais pour cibler une audience internationale.
Celles et ceux qui agissent en faveur des réfugiés ont affiché leur soutien de diverses manières, à la fois en ligne et dans l’espace public. Les réfugiés, ainsi que leur audience en ligne le plus souvent, « taguent » activement les décisionnaires (tels qu’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, et Ylva Johansson, commissaire aux Affaires intérieures), des organisations de défense des droits de l’homme (comme Amnesty International) et les médias dans leurs posts Instagram. Leur audience soutient également le mouvement en rédigeant des rapports juridiques pour mettre un terme à la construction du CCAC de Lesbos, en défendant les droits des enfants détenus à Lesbos, en recherchant des soutiens juridiques, en créant des affiches qui incitent à la réflexion pour sensibiliser à la question, et en vendant des t-shirts pour financer des bons alimentaires pour les réfugiés et assurer le respect de leur droit à se nourrir correctement. Avec la collaboration d’alliés extérieurs, le mouvement a aussi publié un livre d’action (un outil pour celles et ceux qui souhaitent protester) et organisé des expositions d’affiches et de photographies à travers l’Europe, notamment à Amsterdam aux Pays-Bas, à Bruxelles en Belgique, à Vienne en Autriche, à Rome en Italie et à Düsseldorf et Burgrieden en Allemagne.
Les personnes impliquées dans le mouvement prennent de gros risques en raison de l’hostilité grandissante à l’encontre des réfugiés non européens, de la criminalisation de l’activisme et des actions de plaidoyer en faveur des réfugiés, et des accusations d’espionnage en Grèce. C’est pour cela que les réfugiés qui partagent des photos de Lesbos tentent de rester anonymes, tout en diffusant des images qui représentent leur vie quotidienne avec des légendes éminemment politiques.
À long terme, les militants de Now You See Me Moria ont également pour objectif de créer une base de données qui constituera une archive en ligne de contenus visuels accessible facilement, à destination de celles et ceux qui souhaitent en savoir plus sur la détresse des réfugiés de Moria. Cette base de données pourrait servir de mémoire collective de la condition de réfugié et de preuve légale à utiliser devant les tribunaux, notamment à la Cour européenne des droits de l’homme.
La politique de l’innovation et de la transformation à Lesbos
Le Hope Art Project et l’initiative Now You See Me Moria ont aidé de nombreux réfugiés à Lesbos à :
- remettre en question les stéréotypes et les discours juridiques, politiques et médiatiques dominants qui dépeignent les réfugiés en victimes, envahisseurs ou criminels ;
- se réapproprier leur voix pour parler de leurs conditions d’existence et de leur avenir et pour toucher un public ;
- contester les politiques et les pratiques de la Grèce et de l’UE qu’ils subissent en matière d’immigration et d’asile ; et
- sensibiliser à ces politiques et pratiques.
Les deux exemples montrent que l’art et les technologies numériques peuvent être novateurs et transformateurs de bien des façons. Les réfugiés de Now You See Me Moria et du Hope Art Project s’efforcent de partager leur histoire et leur condition de réfugiés depuis leur propre point de vue et avec leur propre voix. Ils rendent, par ailleurs, visible la violence qui existe aux frontières de l’Europe dans le but de mobiliser leur audience pour améliorer la situation des réfugiés en Europe. Les publications des réfugiés de Now You See Me Moria sur les réseaux sociaux ont même attiré l’attention de la police grecque sur l’île. Des réfugiés assurent que la police a tenté de retrouver la trace de leurs smartphones pour identifier les personnes qui partagent des « informations de l’intérieur » des camps.
Les réfugiés, qui n’étaient pas en mesure d’exprimer leur opinion dans le cadre pacifié de forums publics, l’ont fait à travers leurs actions numériques et créatives. Les personnes que j’ai interrogées ont indiqué que de nombreux réfugiés n’osaient pas parler librement de peur de compromettre leur demande d’asile. L’art est la voix des artistes réfugiés du Hope Project, et les réseaux sociaux les aident à diffuser leurs œuvres. Grâce aux technologies numériques, les réfugiés de Now You See Me Moria peuvent également partager des images de leur quotidien sous couvert d’anonymat, et s’exprimer et toucher une audience internationale.
La compréhension du caractère novateur et transformateur des usages des technologies numériques faits par les réfugiés permet aussi de saisir les défis à relever en matière d’éthique, de positionnement et de changement. Il ne faut pas se laisser piéger par le « voyeurisme » ou le caractère désensibilisant et racoleur des images (en particulier des photographies) qui montrent les violations des droits humains infligées aux réfugiés, afin de garder une distance critique saine avec ces images. En tant que spectateur des images partagées par les réfugiés dans le cyberespace, le rôle du chercheur est aussi de se transformer, passant de sujet spectateur à sujet acteur par le biais de la recherche scientifique et de sa diffusion via des canaux respectés. Cet aspect est particulièrement important dans un monde où les histoires des réfugiés sont toujours considérées comme pas crédibles ou pas pertinentes, un monde où il est essentiel de contrer les représentations simplistes et réductrices des réfugiés. En tant que chercheuse immigrée, j’ai voulu refléter les histoires des réfugiés « dans leur grande diversité » et transmettre la voix des réfugiés à un lectorat plus vaste.
L’action des réfugiés par le biais de l’art et des réseaux sociaux peut ne pas toujours provoquer le changement d’une façon mesurable. Néanmoins, pour faire écho aux paroles de Noemí, faire quelque chose, au lieu de rester passif, peut finir par entraîner un changement durable et positif chez les réfugiés. L’art et les réseaux sociaux peuvent être utilisés efficacement pour sensibiliser à des situations où les droits des réfugiés sont bafoués, où leurs voix sont réduites au silence et où leurs luttes seraient autrement invisibilisées.
Berfin Nur Osso
Doctorante en droit, université de Helsinki, Finlande
berfin.osso@helsinki.fi X :@bossoloj
1Je remercie chaleureusement Philippa Kempson, Eric Kempson et Noemí pour leur collaboration, ainsi que les centaines d’artistes du Hope Project et les militants de Now You See Me Moria, dont les combats m’ont inspirée lors de la préparation de cet article. J’ai utilisé le vrai prénom des personnes avec leur autorisation, mais j’ai omis leur nom de famille pour des raisons de confidentialité.
2Entretien (en ligne) de l’auteur avec Philippa Kempson et Eric Kempson, 14 mai 2022.
3Entretien (en ligne) de l’auteur avec Noemí, 17 avril 2023.