À la mi-2017, 40 États ayant connu des déplacements internes avaient introduit quelque 69 instruments législatifs et politiques domestiques (si l’on omet les politiques et les amendements mineurs)[1]. L’ensemble de ces lois et politiques semblent accepter sans ambiguïté que les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) ont besoin d’une forme de protection internationale. Pourtant, seules 30 de ces lois et politiques mentionnent explicitement les Principes directeurs, et seules 19 adhèrent explicitement à la définition des PDI telle qu’elle apparaît dans ces mêmes Principes. Cela fait longtemps déjà que le succès de l’introduction de lois et politiques relatives au déplacement international au niveau domestique est mis en doute, tandis que le bilan de leur mise en œuvre reste mitigé[2].
Moins d’un tiers de ces lois et politiques ont été mises en œuvre sans grande difficulté[3]. Par exemple, alors que la politique nationale de 2013 du Yémen pour répondre aux déplacements internes fait référence aux Principes directeurs et inclut des objectifs clairs en matière de protection, exception faite de faciliter le travail des acteurs humanitaires internationaux, le gouvernement a peu de pouvoir d’action pour l’appliquer en raison de son manque de capacités face à la guerre civile qui se poursuit.
Onze de ces lois et politiques n’ont jamais été mises en œuvre du tout, elles sont restées sous forme d’ébauche pendant des années (à l’instar du projet de loi sur les PDI de la République démocratique du Congo de 2014 qui est bloqué au stade de l’examen), ou elles reflètent simplement les aspirations d’un gouvernement incapable ou ne souhaitant pas y donner suite. Par exemple, au Népal, suite au cessez-le-feu de 2006, de solides engagements initiaux de la part du gouvernement ont abouti à l’introduction d’une nouvelle politique relative aux PDI, saluée par la communauté internationale pour son exhaustivité. Toutefois, elle n’a jamais été formellement approuvée par le Cabinet népalais qui, selon les dires, « manquait de volonté politique » pour agir sur cette question[4].
Dans d’autres cas, on permet à des politiques précédemment robustes de s’essouffler. Ainsi, au Burundi où une série de mesures pour venir en aide aux PDI avait été établies suite à la fin de la guerre civile en 2000 – mesures ayant connu un succès mitigé – ces trois dernières années, le gouvernement n’a rien fait pour répondre aux nouveaux flux de PDI provoqués par l’intensification des violences et les violations flagrantes des droits humains dont il s’est lui-même rendu coupable[5].
Dans certains cas, la mise en œuvre de certains aspects d’une loi ou d’une politique échoue. La politique nationale de 2008 relative au déplacement du gouvernement irakien s’engage à soutenir un éventail de solutions durables pour les PDI, dont le retour, l’intégration locale et la réinstallation, mais plusieurs actes de coercition et retours forcés ont été signalés[6]. En Ukraine, en dépit des préoccupations internationales, le processus d’enregistrement des PDI demeure problématique dans la mesure où il exige de ces dernières qu’elles confirment sans cesse leur lieu de résidence effectif.
Pourquoi la mise en œuvre échoue-t-elle ?
Il y a trois explications à l’échec de la mise en œuvre. Le premier type d’échec survient lorsque le gouvernement s’engage à respecter les normes énoncées dans les Principes directeurs mais n’est pas en mesure de faire avancer le processus de mise en œuvre. Cela peut être dû au manque de capacités de l’État, c’est-à-dire que le gouvernement manque des ressources financières, pratiques et symboliques nécessaires, mais cela peut également se produire en raison d’une opposition au niveau domestique, qu’elle soit intérieure ou extérieure au gouvernement.
La deuxième raison d’un échec de mise en œuvre peut s’expliquer par le fait que les gouvernements sont avant tout soucieux de leur réputation, et qu’ils décident de s’engager de manière rhétorique et stratégique en faveur des Principes directeurs, sans avoir aucun projet d’y donner suite et de les mettre en œuvre.
Enfin, les États peuvent agir en réaction aux actions de plaidoyer entreprises par des organisations internationales et non-gouvernementales. Cet engagement institutionnel externe peut persuader les gouvernements d’élaborer des politiques ou des lois dans des situations où ils n’auraient sinon jamais agi ; cependant, en l’absence de pressions ultérieures, la mise en œuvre restera limitée.
Malheureusement, l’implication d’acteurs internationaux au moment de l’élaboration de ces lois et politiques ne semble pas faire une grande différence à leur mise en œuvre. Plusieurs acteurs, dont l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et le Conseil norvégien pour les réfugiés (CNR), ont participé à l’ébauche de 33 de ces lois et politiques. Généralement, une telle approche se traduit sur le papier par des politiques robustes qui sont plus fidèles que les autres aux Principes directeurs et pourtant, ici aussi, le bilan de leur mise en œuvre est moins probant. Seules 13 des 33 lois et politiques ébauchées grâce à cette assistance ont été solidement mises en œuvre, et elles sont tout aussi nombreuses à avoir rencontré d’importantes difficultés au moment de leur application. En outre, sept d’entre elles n’ont pas du tout été mises en œuvre.
C’est le cas par exemple de la politique nationale de l’Afghanistan relative aux personnes déplacées de l’intérieur (2013), décrite comme un instrument phare et qui établissait un cadre de droits complet pour les PDI[7]. Le gouvernement a bénéficié de l’assistance d’un éventail d’acteurs internationaux, dont le HCR, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, le CNR et l’Agence des Nations Unies pour la migration (OIM) pour l’ébauche de cette politique. Et pourtant, sa mise en œuvre s’est avérée particulièrement problématique, et ce, pour trois raisons. La poursuite de l’insurrection des Talibans en est la raison première. Mais parallèlement, le Ministère des Réfugiés et du Rapatriement, qui était chargé de diriger la mise en œuvre de cette politique, manque de ressources, de capacités et de poids politique. Enfin, alors que de nombreuses PDI ont exprimé leur intérêt à s’intégrer localement, les problèmes relatifs aux droits fonciers se sont traduits par une forte opposition au niveau provincial et local, et par peu d’avancées pour mettre en œuvre les plans d’action.
Quels facteurs aboutissent à une mise en œuvre réussie ?
Parmi les États ayant mis en œuvre avec succès leurs propres lois et politiques relatives aux PDI, trois facteurs se dessinent clairement. En premier lieu, une mise en œuvre réussie est liée à de solides capacités de l’État, ce qui n’est pas surprenant. En Azerbaïdjan, le gouvernement a réorienté sa réponse, initialement inadaptée, après avoir réalisé que les PDI allaient probablement demeurer déplacées durablement. À partir de 2001, le gouvernement a agi proactivement pour améliorer son cadre législatif afin de garantir aux PDI une assistance et un logement à long terme, en engageant jusqu’à 5,5 milliards $ US tirés du fonds pétrolier de l’État. Mais de tels efforts n’impliquent pas forcément de mobiliser d’importantes ressources domestiques. Le Libéria est parvenu à renforcer ses capacités en coopération étroite avec des organismes d’aide internationaux afin de soutenir un processus de retour efficace. La Sierra Leone a dirigé, elle aussi, une stratégie de retour efficace avec l’aide des casques bleus postés dans le pays.
Deuxièmement, la responsabilité envers d’autres institutions domestiques, notamment les tribunaux, est elle aussi cruciale. Par exemple, le tribunal constitutionnel colombien est allé jusqu’à statuer que les Principes directeurs devraient « faire partie du bloc constitutionnel »[8]. Cela lui a donné le pouvoir de critiquer le gouvernement pour son incapacité à mettre en application la législation existante et pour la mise en œuvre inefficace des politiques. De la même manière, après avoir entrepris plusieurs tentatives initialement infructueuses face aux déplacements internes dans le pays, le tribunal constitutionnel de Géorgie a poussé le gouvernement à aligner ses lois sur les Principes directeurs[9].
Troisièmement, la responsabilité envers la population nationale peut également favoriser le processus de mise en œuvre. En Géorgie comme au Sri Lanka, la mise en œuvre s’est nettement améliorée après un changement au niveau du gouvernement, dans le premier suite à une révolution, et dans le second, suite à des élections. La responsabilité au niveau international peut également être un facteur important. Dans le cas de la Croatie, des acteurs internationaux, dont l’Union européenne, ont exercé des pressions sur l’État pour mettre fin à des pratiques discriminatoires envers les PDI d’origine ethnique serbe.
Les acteurs internationaux ont un rôle à jouer pour soutenir ces processus et améliorer le taux de mise en œuvre réussie de ces instruments. Les mesures à prendre pourraient inclure une assistance aux gouvernements pour s’assurer qu’ils disposent des capacités à mettre en œuvre ces instruments, ce qui pourrait impliquer d’identifier et de soutenir les ministères responsables et de s’assurer que les représentants du gouvernement reçoivent une formation sur les nouvelles lois et politiques. Les acteurs internationaux devraient également identifier et soutenir des programmes de formation destinés aux institutions nationales indépendantes, telles que les tribunaux et les institutions nationales de défense des droits humains, qui peuvent favoriser l’application des lois et des politiques et pourraient également contrôler que chacun assume ses responsabilités durant ce processus.
Phil Orchard orchardp@uow.edu.au
Professeur adjoint en relations internationales, Université de Wollongong https://lha.uow.edu.au/hsi/contacts/UOW244088
[1] Voir l’article de Nicolau et Pagot dans le présent numéro.
[2] Le présent article s’inspire de l’ouvrage à paraître par le même auteur Protecting the Internally Displaced: Rhetoric and Reality (Routledge) https://www.routledge.com/Protecting-the-Internally-Displaced-Rhetoric-and-Reality/Orchard/p/book/9781138799226.
[3] Les résultats sont le fruit d’une étude documentaire portant sur ces 40 États et reposant sur les données rendues publiques par un éventail d’organisations.
[4] Wyckoff M et Sharma H (2009) Trekking in Search of IDPs and Other Lessons from ICLA Nepal: Evaluation Report Rapport d’évaluation du Conseil norvégien pour les réfugiés 45–6 https://www.nrc.no/globalassets/pdf/evaluations/icla_nepal_nrc-113211.pdf
[5] Conseil des droits de l’homme des Nations Unies « Rapport de l’enquête indépendante des Nations Unies sur le Burundi », 20 septembre 2016, A/HRC/33/37, 19
[6] Comité international de secours, Conseil norvégien pour les réfugiés et Conseil danois pour les réfugiés (2018) The Long Road Home: Achieving Durable Solutions to Displacement in Iraq: Lessons from Returns in Anbar https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/thelongroadhomefinal28022018_0.pdf
[7] IDMC (2014) Hope on the Horizon! Media Guide to Afghanistan’s National Policy on Internal Displacement www.internal-displacement.org/publications/hope-on-the-horizon
[8] IDMC Law and Policy Database: Colombia http://www.internal-displacement.org/law-and-policy/country/CO
[9] Défenseur public de Géorgie (2013) Human Rights Situation of Internally Displaced Persons and Conflict Affected Individuals in Georgia http://chca.org.ge/_FILES/2017/10/25/f6bdb4649ed8d8c1bd41bc86e1d19b637c87bffcd06f0a67a4138e0d046ce856.pdf