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Comprendre le contexte juridique de la double inscription au Kenya
  • Wangui Gitahi
  • May 2024
Une carte d’identité nationale kényane. Crédits : Wangui Gitahi

L’inscription dans la base de données des réfugiés au Kenya fait courir un risque d’apatridie à des citoyens kényans. Cet article évoque les origines de cette faille et analyse l’importance de la sécurité des données, de la confidentialité et des droits en tant que sujet de données.

On estime que plus de 40 000 Kényans sont victimes d’une double inscription, ce qui signifie que leurs empreintes digitales apparaissent dans la base de données des réfugiés gérée par le HCR et le gouvernement kényan. Bien que détenteurs de la nationalité kényane, ils ne peuvent pas obtenir de carte d’identité nationale car ils apparaissent dans la base de données des réfugiés. Ils sont donc victimes d’une aberration administrative. Ils ne jouissent pas pleinement des droits dont bénéficient les réfugiés ou les Kényans.

La carte d’identité nationale et le passeport sont les deux documents qui prouvent la nationalité. Lorsqu’une personne fait une démarche auprès du gouvernement kényan pour obtenir ces documents, celui-ci vérifie si ses empreintes digitales correspondent à celles qui figurent dans la base de données des réfugiés du HCR et du gouvernement. Si les empreintes y sont déjà, même si la personne n’est pas réfugiée ou qu’elle a droit à la nationalité kényane, elle se verra refuser l’accès à des papiers d’identité kényans. Dans cette situation, les victimes et leurs enfants risquent de se retrouver apatrides.

Raisons de la double inscription

Deux raisons peuvent expliquer qu’une personne se retrouve « doublement inscrite », ayant ses empreintes digitales dans la base de données des réfugiés alors qu’elle a le droit d’être inscrite dans la base de données des citoyens kényans de l’administration publique :

  1. Des citoyens kényans très démunis vivant au sein de communautés à proximité des camps de Dadaab et Kakuma ont constaté que les réfugiés obtenaient une aide humanitaire après s’être inscrits dans la base de données des réfugiés du HCR. Certains ont alors décidé de s’inscrire dans cette base de données pour y avoir également accès.
  2. Pour la nationalité, le Kenya applique le principe de jus sanguinis, ce qui signifie que la nationalité d’un enfant est déterminée par celle de ses parents. Selon la Constitution du Kenya, il suffit que l’un des parents soit kényan pour que l’enfant soit kényan, donc un enfant né d’un parent réfugié et d’un parent kényan a droit à la nationalité. Toutefois, les enfants de Kényans mariés à des réfugiés ont été enregistrés en tant que réfugiés dans la base de données des réfugiés.

Le flux de réfugiés provenant de Somalie, d’Éthiopie et du Soudan entre 1991 et 2007 a entraîné l’introduction de la politique d’enfermement dans des camps au Kenya et la création des camps de réfugiés de Dadaab et de Kakuma. En outre, le gouvernement du Kenya a cédé son rôle de gestion des réfugiés au HCR. Le HCR était responsable de l’accueil et de l’inscription des réfugiés, ainsi que de la détermination du statut de réfugiés pour les demandeurs d’asile. Par la suite, en 2007, lorsque la Loi sur les réfugiés de 2006 est entrée en vigueur, le Département aux Affaires des réfugiés a récupéré la gestion des réfugiés assurée par le HCR ainsi que la gestion de la base de données des réfugiés en 2016.

Dans les années 1990, le Kenya a vécu une arrivée massive de réfugiés provenant de Somalie, tout en subissant des sécheresses régulières dans le nord du pays, là où se situent les camps de réfugiés de Dadaab et Kakuma. Du fait de la marginalisation des régions du nord du Kenya, les sécheresses et le sous-développement ont touché les communautés kényanes locales très durement. Par conséquent, certains Kényans d’ethnie somalie issus des communautés d’accueil se sont inscrits comme réfugiés, eux et leurs enfants, pour accéder à des services fournis par le HCR et les organisations partenaires, comme l’aide alimentaire, l’éducation, les soins de santé et, dans certains cas, des opportunités de réinstallation.

Les problèmes de double inscription sont apparus avec le déploiement du système biométrique par le HCR, autour de 2007. Le HCR a introduit l’enregistrement biométrique pour mieux gérer les centaines de milliers de réfugiés vivant dans les camps et traiter les cas de fraude survenant lors des distributions alimentaires. Les rations alimentaires étaient distribuées sur la base du nombre de personnes dans un foyer. Certains foyers utilisaient les cartes de rationnement de proches absents afin d’obtenir des rations supplémentaires. Parfois, la nourriture en excédent était échangée contre de l’argent, des services ou d’autres biens.

Le système biométrique a facilité la vérification de l’identité des personnes par le HCR, mais il a également eu des conséquences inattendues. De nombreux citoyens kényans ont été enregistrés sans leur consentement alors qu’ils étaient mineurs et n’ont compris qu’ils figuraient dans la base de données des réfugiés qu’à leurs 18 ans, lorsqu’ils ont fait une demande de carte nationale d’identité qui leur a été refusée.

En outre, les interactions entre les membres des communautés d’accueil et les réfugiés ont entraîné des mariages et la naissance d’enfants. Des femmes kényanes mariées à des réfugiés vivaient dans les camps de réfugiés et leurs enfants étaient enregistrés en tant que réfugiés, alors qu’ils étaient des citoyens kényans de naissance.

Conséquence de la double inscription sur les personnes

Sans carte nationale d’identité, les déplacements des personnes sont limités au voisinage des camps. Cette liberté de mouvements limitée réduit leurs opportunités sociales et économiques. En outre, ces personnes ne peuvent pas accéder aux services publics, ouvrir un compte bancaire, obtenir une carte SIM, créer un compte MPESA (un service bancaire mobile), ou signer un contrat de travail officiel (malgré la modification de la loi en septembre 2023 pour autoriser la reconnaissance de la carte d’identité de réfugié à ces fins, cette modification n’a pas encore été appliquée en pratique). Aden, une des victimes du système, a expliqué avoir dû tirer un trait sur ses ambitions politiques. Comme il ne pouvait pas s’inscrire sur les listes électorales, il n’a pas non plus pu être nommé Membre de l’assemblée du comté (Member of County Assembly, MCA) dans son comté natal, le Garissa. Aden a fini par obtenir sa carte nationale d’identité en juillet 2023 après avoir participé à une opération de vérification menée par le HCR et le Département des Services aux réfugiés.

En mars 2021, le gouvernement kényan a émis un ultimatum de 14 jours, exigeant que le HCR propose un plan de fermeture des camps de Dadaab et Kakuma sous peine d’un rapatriement forcé des réfugiés vers leurs pays d’origine. L’ultimatum a semé la panique parmi les victimes de la double inscription, qui craignaient de devoir quitter leur propre pays. L’ONG Haki na Sheria a lancé une pétition pour dénoncer les agissements du gouvernement et obtenu des ordonnances judiciaires provisoires pour arrêter le rapatriement. La pétition principale n’est pas encore déterminée. Cependant, une autre pétition déposée par Kituo cha Sheria et d’autres personnes contestant aussi l’ultimatum du gouvernement concernant la fermeture des camps, a été autorisée le 15 mars 2024.

Résoudre le problème de la double inscription

La double inscription pose des questions pertinentes sur la sécurité des données, la confidentialité, le consentement et le traitement des données. Les effets de ces problématiques ne se font sentir qu’aujourd’hui, des années après la collecte des données de la plupart des personnes doublement inscrites. Le HCR a adopté sa première politique de protection des données en 2015 et sa version la plus récente en 2022. La Loi de protection des données du Kenya (ou DPA, pour Data Protection Act) a été promulguée en 2019. La politique du HCR comme le DPA du Kenya comporte des dispositions permettant de remédier aux problèmes de la double inscription si elles sont appliquées à la lettre.

Selon le DPA, les victimes d’une double inscription entrent dans la catégorie des sujets de données. La loi définit le sujet de données comme une personne physique identifiée ou identifiable qui est le sujet de données à caractère personnel. La Section 26 du DPA prévoit des clauses concernant les droits du sujet de données. Ceux-ci comprennent le droit de :

a) être informé de l’utilisation de ses données à caractère personnel ;
b) avoir accès à ses données à caractère personnel conservées par le contrôleur des données ou le responsable du traitement des données ;
c) s’opposer au traitement de ses données à caractère personnel, en intégralité ou en partie ;
d) corriger les données fausses ou trompeuses ; et
e) supprimer les données fausses ou trompeuses concernant le sujet.

Si cette option avait existé par le passé, les victimes d’une double inscription dont les données biométriques ont été recueillies lorsqu’elles étaient mineures auraient pu corriger l’erreur avant le transfert de ces données du HCR vers le gouvernement kényan.

Le DPA contient également des clauses sur la sécurité et la confidentialité des données. Au Kenya, le droit au respect de la vie privée est garanti par la Constitution de 2010. Le DPA exécute cette garantie en fournissant des règles de traitement des données à caractère personnel, en définissant les droits des sujets de données et en établissant les obligations de ceux qui contrôlent et traitent les données. Mais surtout, cette loi instaure le Bureau du Commissaire à la protection des données, dont le mandat principal consiste à superviser l’application de cette loi.

Le gouvernement kényan est conscient du problème de la double inscription et a mené des opérations de vérification pour y remédier, la plus récente ayant eu lieu en août 2023. Le gouvernement s’est lancé dans une opération de vérification afin de désinscrire les Kényans qui figurent dans la base de données des réfugiés. C’est une opération longue car le personnel dédié à la sécurité et aux renseignements au sein de l’administration kényane doit s’impliquer pleinement pour éviter tout cas de fraude.

En 2023, le gouvernement kényan s’est lancé dans l’élaboration d’un plan d’inclusion socio-économique des réfugiés et des communautés d’accueil, appelé plan Shirika, conformément aux dispositions de la Loi sur les réfugiés de 2021. Le plan a pour objectif de:
a) réduire la pression exercée sur les communautés accueillant les réfugiés dans le Garissa, le Turkana et les zones urbaines, en mobilisant des ressources financières, techniques et matérielles supplémentaires dans un esprit de partage des responsabilités ;
b) faciliter la transition entre les camps de réfugiés et, d’autre part, les lieux d’installation de populations intégrés et des pôles économiques robustes ;
c) améliorer l’inclusion socio-économique des réfugiés et des communautés d’accueil pour une meilleure autonomie et plus de résilience ; et
d) faire en sorte que la fourniture de services essentiels aux réfugiés passe de l’approche humanitaire à des dispositifs étatiques.

Le plan Shirika envisage six grands volets, le premier étant consacré à la création de systèmes et à l’application de cadres politiques. Bien que le problème de la double inscription ne soit pas explicitement mentionné dans le plan, il s’inscrit dans ce premier volet, qui traite principalement de l’État de droit et de la justice.

Conclusion : sensibiliser à la sécurité des données et aux risques de la double inscription

Le rapport de Haki na Sheria de 2021 indique qu’environ 40 000 personnes seraient victimes d’une double inscription. La Loi sur les réfugiés de 2021 tente de traiter le problème en pénalisant la double inscription dans sa Section 41(3).
« Commet une infraction tout individu qui :
étant né citoyen kényan, demande sciemment le statut de demandeur d’asile ou de réfugié au Kenya ou obtient la reconnaissance, l’inscription ou l’enregistrement d’un tel statut ; étant réfugié, effectue sciemment la demande d’une carte d’identité kényane ou d’un passeport kényan… »

L’État déclare que tout individu inculpé des charges susmentionnées est passible d’une amende jusqu’à 500 000 Ksh ou de trois ans d’emprisonnement, ou des deux. Bien qu’il n’existe aucun exemple de réfugiés ou de Kényans inculpés au titre de cet article, la loi adopte une approche drastique. Étant donné la situation humanitaire qui a poussé la plupart des victimes à s’inscrire en tant que réfugiés en raison de la sécheresse et du sous-développement dans leur comté, la loi peut contribuer à encore plus marginaliser une population déjà à la marge.

En conclusion, la révolution numérique a indéniablement bouleversé la gestion des réfugiés et le stockage des données à caractère personnel, tout en présentant de nouvelles opportunités et de nouveaux défis. Cet article a mis en lumière les enjeux complexes entourant la double inscription du point de vue juridique. Si les technologies numériques ont clairement amélioré la gestion des réfugiés, elles créent également des risques en matière de confidentialité, de sécurité des données et d’apatridie. À l’avenir, il sera essentiel de sensibiliser et d’informer le public sur les conséquences de la double inscription et les vulnérabilités liées aux données personnelles dans les bases de données numériques. Les réfugiés et les membres des communautés d’accueil doivent avoir la capacité de mesurer les risques potentiels afin de former une société mieux informée.

Wangui Gitahi
Senior Protection Officer, Amnesty International Kenya
wangui.gitahi@amnesty.or.ke linkedin.com/in/wangui-gitahi-817a19152

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