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Secours numériques : gérer la violence basée sur le genre en Ukraine
  • Lala Zinkevych
  • May 2024
Une démonstration de l’application Kryla Wings. Crédits : Andriy Krepkikh/UNFPA

En Ukraine, une nouvelle forme de services numériques est apparue afin d’assister les populations déplacées vulnérables aux violences domestiques ou liées au conflit. Cet article traite des avantages et inconvénients de ces plateformes innovantes.

Sur fond de guerre en Ukraine, les violences basées sur le genre (VBG) sont devenues une source de préoccupation majeure, surtout pour les femmes confrontées au déplacement. Les violences sexuelles en lien avec le conflit, les violences domestiques et la traite d’êtres humains ont explosé, dans un contexte où les femmes constituent la majorité de la population déplacée.[1]

La violence basée sur le genre était une problématique déjà très répandue en Ukraine et les risques de VBG ont grimpé depuis le début de la guerre. Selon les services sociaux ukrainiens, les services fournis aux survivant(e)s de VBG ont presque été multipliés par deux au cours du premier semestre de 2023. Les craintes concernant les trafics, l’exploitation sexuelle et les abus se sont accrues, surtout dans les contextes de franchissement des frontières et d’hébergement des réfugiés. On estime qu’environ 2,5 millions de personnes (dont 83 % de femmes et de filles) auront besoin de services liés aux VBG en 2024.

Cette demande croissante met sous tension les services ukrainiens de gestion des VBG et de protection. Bien que le système de prévention et de prise en charge des VBG ait considérablement progressé ces dix dernières années, les services spécialisés sont toujours confrontés à plusieurs défis. De nombreux habitants des zones rurales n’ont toujours pas accès aux services dédiés aux survivant(e)s des violences basées sur le genre. En 2023, 27 % des foyers de la région de l’Est, très touchée par les combats et les déplacements, ont déclaré n’avoir aucun service disponible pour les survivant(e)s de VBG.

L’accès à des services spécialisés en matière de VBG est encore plus problématique du fait du manque d’effectifs, surtout à des postes clés comme les psychologues, les travailleurs sociaux et les juristes. De plus, dans les territoires temporairement occupés par la fédération de Russie, des millions de réfugiés ukrainiens rencontrent des difficultés pour accéder aux services de protection et aux équipements de base.

Des difficultés sont également constatées au niveau individuel. Un grand nombre de violences contre les femmes et les filles ne sont pas signalées en raison de la stigmatisation, des stéréotypes de genre et de la culture du silence. De nombreux survivant(e)s de VBG préfèrent ne pas faire de signalements, craignant la levée de leur anonymat et des représailles de part de des auteurs de ces violences.

Approches et solutions numériques

Les services numériques sont déjà largement utilisés dans la prise en charge des Ukrainiens qui fuient le conflit. L’exemple le plus connu est l’application pour smartphone Diia, qui comptait 19 millions d’utilisateurs en 2023 (utilisée par 70 % des Ukrainiens possédant un smartphone). Il s’agit d’un outil numérique qui gère la version électronique de plus de 117 documents officiels de l’administration ukrainienne, en ayant le même statut légal que les exemplaires physiques.

Créée à l’origine pour rendre les services publics plus accessibles et permettre au gouvernement d’atteindre les citoyens des régions reculées et les personnes en situation de handicap, la plateforme s’est révélée utile pour les populations déplacées et vulnérables, privées d’exemplaires physiques de documents importants. Les infrastructures numériques dans la région ont joué un rôle crucial pour atténuer les difficultés rencontrées par les Ukrainiens déplacés, leur proposant des outils numériques intégrés à chaque étape du processus d’assistance, y compris les services de protection.

Depuis plus de vingt ans, le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA) aide le gouvernement ukrainien à bâtir un système de services spécialisés dans les VBG. Depuis le début de la guerre, l’UNFPA travaille avec le gouvernement ukrainien au développement de solutions numériques afin de renforcer le système de services de gestion des VBG existant. Chacun des outils apporte au système des spécificités qui lui sont propres, a) en fournissant rapidement aux survivant(e)s de VBG des informations sur les services de gestion des VBG adaptés à leurs besoins et leur mobilité, b) en fournissant une aide psychologique anonyme d’urgence dans les territoires temporairement hors du contrôle du gouvernement, et c) en assurant la mise en relation confidentielle avec la police nationale et les services d’urgence en cas de menace de violence immédiate.

Aurora

Le site web Aurora est une véritable bouée de sauvetage. Il offre aux survivant(e)s de violences liées au conflit, notamment de violences sexuelles, un accès sécurisé, gratuit et anonyme aux services, quelle que soit leur localisation (en Ukraine, à l’étranger ou dans des zones temporairement hors du contrôle du gouvernement ukrainien). Sa mission principale est de fournir des services professionnels de psychothérapie aux survivant(e)s à l’aide de la thérapie EMDR (intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires). Il propose également des services de thérapie cognitivo-comportementale axée sur le traumatisme, un outil très efficace pour gérer les traumas. La plateforme propose en outre des consultations en ligne ou par téléphone avec des spécialistes de la santé reproductive, de la protection et des questions juridiques. Aurora s’intègre à un système de réponse global en collaborant avec des réseaux similaires, comme des centres de prise en charge des survivant(e)s et des programmes de rééducation. De plus, la plateforme facilite le transfert des patients vers et depuis d’autres services. Les utilisateurs peuvent rester anonymes s’ils ne souhaitent pas révéler leur identité.

Après avoir soumis une demande sur Aurora, un(e) survivant(e) peut recevoir l’assistance d’un coordinateur, qui travaille à partir des demandes et du consentement des survivant(e)s. Le coordinateur a pour fonction d’évaluer les besoins et peut fournir des conseils supplémentaires si nécessaire. Une fois ces procédures effectuées, les survivant(e)s peuvent être renvoyé(e)s vers d’autres spécialistes pour les aider à identifier les services disponibles, à éviter de nouveaux traumatismes et à améliorer l’efficacité de l’aide fournie. Surtout, Aurora accueille divers profils de survivant(e)s, même si la plupart des utilisateurs sont des femmes, représentant plus de 90 % du total. La majorité des utilisateurs sont âgés de 18 à 39 ans. En novembre 2023, 82 % des utilisateurs d’Aurora indiquaient avoir subi des violences sexuelles, notamment dans le cadre du conflit. Près du quart des utilisateurs utilisent le service depuis l’étranger, et la plupart des demandes émises depuis le pays proviennent de zones densément peuplées comptant une grande concentration de personnes déplacées internes, dont Kiev, Odessa et Mykolaïv.[1]

Plateforme de prise en charge des survivants

La Plateforme de prise en charge des survivants est la première plateforme en ligne en Ukraine qui fournit des informations vérifiées et exhaustives sur les services de secours destinés aux personnes touchées par la guerre et les déplacements. Elle aide les citoyens déplacés à contacter rapidement les services requis pour obtenir une aide sociale, juridique, humanitaire et psychologique, gratuitement et de manière confidentielle, par le biais de robots conversationnels, de permanences téléphoniques et de consultations en ligne fournis par des prestataires de confiance.

L’objectif de la plateforme est de créer un environnement sûr entre les personnes touchées et les prestataires de services. Une assistance professionnelle globale est la première étape vers plus de justice. Après avoir reçu de l’aide, les survivant(e)s peuvent choisir de se rapprocher des forces de l’ordre pour révéler des cas de violences sexuelles utilisées par les occupants comme arme contre la population civile et pour, dans l’avenir, demander des comptes aux auteurs de ces actes. Cet outil s’adresse non seulement aux victimes, mais aussi aux professionnels de la protection sociale. La plateforme permet aux travailleurs sociaux de toucher un plus grand nombre de personnes victimes de la guerre et des déplacements et de leur fournir une assistance sociale.

Cet outil est complémentaire d’autres initiatives similaires, telles qu’Aurora et les centres physiques de prise en charge des survivants. L’ajout de fonctionnalités sur la recherche d’emploi, l’autonomisation économique et l’éducation des enfants est prévu.

Kryla (« Ailes »)

Kryla est une application mobile conçue pour aider les femmes qui subissent des violences basées sur le genre, quelle que soit leur localisation au sein des territoires contrôlés par le gouvernement ukrainien. Elle fournit à ces femmes une aide d’urgence et un accompagnement, y compris si elles sont en déplacement.

Cette application, conçue comme un calendrier menstruel, possède une fonctionnalité cachée qui permet d’appeler la police nationale ukrainienne et d’accéder à des informations sur les services d’urgence. Pour cela, les utilisatrices doivent créer un compte et activer la géolocalisation. L’application est conçue de manière à passer totalement inaperçue pour l’agresseur, ce qui permet aux femmes de l’installer sur leur smartphone sans crainte. La partie visible de l’application suit le cycle menstruel et permet de prévoir l’ovulation. Il faut maintenir le doigt appuyé sur le symbole des ailes pendant trois secondes pour accéder à la fonctionnalité cachée, qui comprend un bouton pour appeler la police, des informations utiles et les coordonnées d’autres services d’aide. Pour des raisons de sécurité, nous n’avons pas souhaité révéler le nom de l’application. Elle peut être téléchargée depuis Google Play et l’App Store.

L’application facilite les secours pour les femmes qui ne peuvent pas appeler la police en raison de troubles de la parole, de l’audition ou autre, du contrôle total d’un agresseur sur leur vie personnelle, du manque de moyens financiers nécessaires pour passer des appels, ou d’autres obstacles similaires. Les principaux avantages de l’application sont la communication directe avec la police grâce au bouton de SOS et la détection automatique de la localisation des survivantes de VBG grâce à la géolocalisation.

Le ministère des Affaires internes et l’UNFPA diffusent des informations sur cette application auprès des femmes qui en ont besoin par le biais des centres de prise en charge des survivant(e)s, des chefs des communautés d’accueil et des influenceurs. Depuis son lancement en août 2022, l’application a été téléchargée par plus de 34 000 utilisateurs et affiche une excellente note (4,6 sur 5) sur l’App Store.

Réussites

Adoption par les utilisateurs

Les outils numériques décrits ci-dessus ont rencontré du succès auprès des utilisateurs et ont augmenté la capacité institutionnelle du système de l’État gérant les services spécialisés en matière de VBG.

Intégration aux services existants

Ces solutions ont été intégrées au système public existant pour assurer la réponse aux VBG, sous la forme d’une extension des services existants. La vitesse à laquelle ces services en ligne ont été lancés et leur complémentarité avec les infrastructures physiques existantes, telles que les foyers, les centres de jour, les salles de crise et les permanences téléphoniques, a aidé les personnes déplacées à obtenir des informations exhaustives et une assistance au moment où elles en avaient besoin, y compris les personnes situées dans des territoires temporairement hors du contrôle du gouvernement.

Notoriété auprès du public

Ces outils ont été intégrés avec succès à la plateforme d’information nationale « Briser le cercle », qui a réussi à atteindre un plus vaste public ces dernières années, garantissant le soutien du gouvernement et la promotion.

Défis à relever

Certains facteurs peuvent limiter l’efficacité de ces outils.

Connectivité

Une mauvaise connexion Internet et mobile peut entraver la fourniture des services. Faire une demande de connexion peut aussi mettre en danger les survivant(e)s, surtout dans les zones hors du contrôle du gouvernement ukrainien. En outre, le manque d’appareils électroniques et de maîtrise du numérique peut être un obstacle à l’utilisation des outils, en particulier au sein des membres âgés de la population.

Sous-déclaration

Les survivant(e)s ne signalent pas toujours immédiatement les violences aux autorités. Dans de nombreux cas, les survivant(e)s recherchent d’abord l’aide des organisations de la société civile pour recevoir de l’aide humanitaire, des services médicaux et des services d’aide juridique de base afin de récupérer leurs papiers et de faire valoir leurs avantages et droits sociaux. De nombreux survivant(e)s ne parlent de leur expérience qu’après une longue période, et uniquement lorsqu’ils ou elles ont reçu une assistance psychosociale et se sentent en sécurité.

Publicité impossible

Il est impossible de faire ouvertement, dans les médias, la promotion de solutions numériques contenant des fonctionnalités de signalement cachées. Des stratégies de promotion plus sophistiquées sont donc nécessaires pour éviter que les femmes aient peur qu’elles soient installées sur leur téléphone.

Conclusions et exploration de nouvelles voies

Les outils numériques évoqués dans cet article illustrent ensemble la capacité des technologies à améliorer les mesures de protection contre les VBG. L’utilisation de ces outils en Ukraine pendant l’une des plus grandes crises de déplacement en Europe pourrait permettre de tester un panel de solutions de services en matière de VBG. Ces outils pourraient être réutilisés dans d’autres régions et contextes dont le niveau de technologie et de développement de services mobiles est suffisant.

Pour veiller à une utilisation efficace des technologies dans la gestion des violences basées sur le genre, en particulier dans des conditions de conflit militaire et de déplacement, il convient de prendre les mesures suivantes.

Questions de sécurité et de confidentialité

Toute solution doit privilégier la sécurité et la confidentialité des survivant(e)s. Toutes les données recueillies doivent être anonymisées afin que personne n’ait accès à des informations sensibles ou identifiables. Il est également important de réfléchir au stockage des données, à leur propriété et à leur gestion. Toute solution technologique devrait inclure un mécanisme de mise en contact des survivant(e)s avec des professionnels formés afin de renforcer leur sécurité. Il convient aussi de prendre en compte les problématiques de qualité et d’accessibilité de la connexion. En vue d’obtenir les meilleurs résultats possibles, les femmes déplacées devront être co-créatrices de ces solutions.

Solutions modulaires et adaptables

L’élaboration des solutions doit intégrer des approches open source et modulaires, personnalisables selon les contraintes spécifiques d’un contexte particulier. Cela apportera la flexibilité nécessaire pour s’adapter en fonction des besoins. Il est également essentiel de cartographier et d’évaluer le potentiel des partenaires locaux afin d’identifier les services appropriés et les zones qui ont besoin de soutien pour renforcer leur capacité de réponse aux violences basées sur le genre.

Inclusivité

Il est essentiel de prendre en compte l’âge et le parcours des utilisateurs, ainsi que leur niveau de maîtrise du numérique lors du lancement de solutions numériques. L’utilisation des outils numériques peut accentuer la fracture numérique si la question de l’accès n’est pas traitée en amont. Les solutions envisagées doivent être inclusives et tenir compte des personnes en situation de handicap ou ayant une maîtrise imparfaite des technologies.

 

Lala Zinkevych
Gender Policy and GBV Prevention Adviser, UNFPA Ukraine
linkedin.com/in/lala-zinkevych/

Contributeurs à l’article :
Kostiantyn Boichuk, GBV Programme Analyst
Olga Chuyeva, UNFPA CRSV Response Specialist
Oleskandr Dashutin, CRSV Programme Assistant
Nina Bagayeva, Communications Specialist
UNFPA Ukraine

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[1]En décembre 2023, 59 % des 3,7 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays étaient des femmes. De la même manière, 93 % des 4,5 millions de personnes ayant choisi de rentrer au pays et 88 % des 6,5 millions de réfugiés résidant en dehors de l’Ukraine sont aussi des femmes.

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