La Bosnie-Herzégovine 20 ans après Dayton

Les deux années et demie à venir représentent probablement la dernière fenêtre d’opportunité pour réaliser les ambitions de l’annexe 7 de l’accord de paix de Dayton.

L’accord de paix de Dayton a mis fin à la guerre en Bosnie-Herzégovine le 14 décembre 1995. Son annexe 7 intitulée « Accord sur les réfugiés et personnes déplacées » prévoyait que : « Toutes les personnes réfugiées et déplacées ont le droit de retourner librement sur leur lieu d’habitation d’origine […] pour reprendre possession de la propriété dont elles ont été privées au cours des hostilités, à partir de 1991, ou de recevoir une indemnisation pour toute propriété qu’il n’est pas possible de leur restituer »[1]. Au cours des dix années suivantes, plus d’un million de personnes sur les 2,2 millions déplacées par le conflit en Bosnie-Herzégovine sont retournées chez elles ou ont recouvré la propriété qui était la leur avant la guerre. Ainsi, plus de 200 000 propriétés ont été rendues à leur propriétaire d’avant-guerre via le Plan d'application de la loi sur les biens fonciers et quelque 317 000 unités d’habitation ont été construites.

Les progrès ont ensuite été moins rapides, étant donné que la plupart des personnes relevant de la compétence de l’UNHCR étaient vulnérables, ne disposaient d’aucune propriété à reconstruire ou encore étaient réticentes ou trop fragiles pour retourner dans leur pays et incapables de trouver une solution sans assistance spéciale. En reconnaissance de cette situation, la stratégie révisée pour la mise en œuvre de l’annexe 7 a été élaborée, puis adopté par les deux chambres du Parlement de Bosnie-Herzégovine en juin 2010. Pour la première fois, les responsables politiques nationaux reconnaissaient que les personnes extrêmement vulnérables qui n’étaient pas en mesure de retourner au pays devaient être autorisées à trouver une solution sur leur lieu de déplacement. À son tour, cette décision a permis aux autorités de Bosnie-Herzégovine de commencer à élaborer des projets spécialement conçus pour répondre aux besoins des ménages vulnérables restants, notamment en relogeant environ 8600 résidents des 156 centres collectifs en fournissant des solutions de logement social à but non lucratif et d'autres types d'hébergement spécialisés.

Aujourd’hui, près de 20 ans après Dayton, un grand nombre de projets sont en place. Cependant, ceux-ci ont la capacité d’assister un maximum de 11 000 familles sur un total estimé de 40 000 familles dans le besoin ou considérées comme ayant droit à une assistance, et ne peuvent répondre qu’aux besoins les plus pressants. Selon les estimations, 84 500[2] personnes disposent toujours du statut de PDI tandis que 47 000 « minorités de retour » (les personnes déplacées dont l’ethnicité se trouve dorénavant minoritaire dans leur région de retour) ont toujours besoin d’assistance afin de trouver une solution durable. Ainsi, le défi que la Bosnie-Herzégovine doit relever aujourd’hui consiste à pouvoir identifier et sélectionner les familles qui ont le plus besoin de l’assistance disponible et de s’assurer que cette assistance est véritablement orientée en faveur de ces personnes. Malgré l’apparente simplicité de cette tâche, cinq principaux problèmes récurrents freinent généralement les progrès :

  • la fragmentation de la structure institutionnelle de Bosnie-Herzégovine, qui allonge les processus de décision et entrave la coordination
  • l’absence d’informations actualisées sur les personnes ayant toujours besoin d’assistance et sur la gravité des problèmes qu’elles rencontrent, afin de faciliter l’établissement des priorités en fonction des besoins et de contredire le discours politique largement répandu selon lequel les membres des trois peuples constitutifs devraient bénéficier à parts égales d’une assistance
  • le manque de préparation et de capacités des autorités locales à assumer la responsabilité de la réintégration des minorités et des besoins sociaux des rapatriés et des PDI vulnérables
  • l’acceptation insuffisante du rôle que la société civile doit jouer pour garantir la justice sociale pour les personnes vulnérables en représentant en permanence leurs intérêts auprès des autorités locales
  • la tendance des organes administratifs à mesurer l’impact en termes de nombre d’unités de logement reconstruites plutôt que de nombre de familles déplacées obtenant l’accès à des droits, des moyens de subsistance et des services.

 

Dans le pire des scénarios, ces problèmes pourraient annuler les efforts visant à mettre en œuvre la stratégie révisée de l’annexe 7. Non seulement la réalisation des projets pourrait prendre trop longtemps, mais ces projets pourraient porter assistance à des personnes qui n’ont plus besoin d’aide et ignorer d’autres personnes qui en ont toujours besoin. Ils pourraient également courir le risque de construire des logements qui resteront vides et d’utiliser les ressources disponibles sans pour autant résoudre le problème. Ainsi, les personnes déplacées vulnérables, les femmes victimes de violences et les minorités de retour pourraient continuer de vivre dans le dénuement et transmettre leur marginalité et leur sentiment d’injustice à la prochaine génération. Les différentes entités et les différents peuples constitutifs continueraient de se lancer leurs sempiternelles accusations, tandis que les vingt dernières années de progrès et d’investissement dans la réconciliation et le rétablissement de la justice pourraient être mises en péril.

D’un autre côté, les grands projets et les ressources considérables actuellement disponibles constituent une occasion unique à saisir. Les défis consistent à susciter l’engagement des municipalités, à atteindre les bénéficiaires ayant le plus besoin d’aide et à surmonter les obstacles qui empêchent l’exercice des droits et la normalisation des statuts.

Phases de la réponse

Lorsque le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) a été appelé, en vertu de l’annexe 7, à diriger l’élaboration d’un plan pour répondre aux problèmes des déplacements en temps de guerre en Bosnie-Herzégovine, il s’est avéré qu’il ne fallait pas seulement élaborer un plan mais trois successifs – les autorités devant toutefois progressivement en prendre les rênes.

Le premier plan s’est traduit par le retour de plus de 500 000 personnes sur leur lieu d’origine au cours des cinq années (1996 à 2000) suivant la guerre. Toutefois, après qu’il fut largement reconnu, en 1999 et 2000, qu’il s’agissait surtout de « retours de groupes majoritaires » (c’est-à-dire de personnes qui appartenaient dorénavant à la majorité ethnique sur leur lieu de résidence d’avant-guerre) un second plan a été rédigé afin de rallier les efforts internationaux en faveur du retour des minorités. Cependant, les conditions étaient souvent loin d’être propices au retour et il a même fallu, dans certains cas, venir à bout de l’opposition violente des autorités locales. Au cours de cette phase, environ 470 000 personnes sont rentrées chez elles et/ou ont pu récupérer ou reconstruire leur propriété, notamment via le mécanisme du Plan d'application de la loi sur les biens fonciers (Property Law Implementation Plan, PLIP) supervisé par le bureau du Haut-Représentant[3], l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), l’UNHCR, la Mission des Nations Unies en Bosnie-Herzégovine et les autorités.

Dans certaines municipalités, les personnes opposées au retour ont empêché les rapatriés d’accéder à l’emploi et à d’autres droits fondamentaux. Près de 14 000 maisons, et parfois des villages entiers, ont été détruits bien après la fin de la guerre, souvent pour décourager les populations dorénavant minoritaires de revenir s’installer. Et dans certains endroits où les communautés minoritaires de retour avaient été laissées à elles-mêmes, la vie s’est progressivement détériorée. De nombreuses familles n’ont pas pu rester et s’installer tandis que beaucoup d’autres peinaient à survivre en pratiquant l’agriculture de subsistance.

Le troisième et dernier plan a commencé avec la formulation de la Stratégie révisée de mise en œuvre de l’annexe 7, reconnaissant ce que toutes les parties prenantes avaient fini par accepter, au prix de longs efforts : un grand nombre des familles déplacées les plus vulnérables ne pourront pas retourner chez elles, si bien qu’il faut les aider à trouver une solution sur leur lieu de déplacement actuel. Cette évolution politique a entraîné la mise en place de plusieurs projets importants :

Le processus de Sarajevo est un dialogue régional amorcé par l’UNHCR en 2005 en vue de trouver des solutions aux problèmes prolongés des réfugiés et du déplacement en Serbie, en Bosnie-Herzégovine, en Croatie et au Monténégro (les quatre pays touchés par les conflits de 1992 à 1995). En Bosnie-Herzégovine, ce processus a coïncidé avec la fin des mouvements de retour à grande échelle. Initialement, ce processus, auquel participaient l’UNHCR, l’OSCE, l’Union européenne et les États-Unis, avançait avec lenteur. Il a été ravivé en 2008 par l’intervention d’António Guterres, le Haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés qui, avec Anne-Willem Bijleveld, l’envoyée personnelle spécialement nommée pour les Balkans occidentaux, a réussi à gagner l’appui des bailleurs et à persuader les quatre pays de signer la Déclaration de Belgrade en novembre 2011. Il en a résulté l’organisation d’une conférence des bailleurs de fonds ainsi que la naissance, en avril 2012, du Programme régional de logement (qui a levé près de 300 millions d’euros en faveur du logement) que les quatre pays doivent mettre en œuvre.

Le Programme régional de logement (Regional Housing Programme, RHP) a pour ambition de porter assistance à 73 600 bénéficiaires en fournissant environ 27 000 unités de logement dans l’ensemble des quatre pays ; la seule Bosnie Herzégovine envisage de porter assistance à 14 000 personnes (environ 5 400 familles). L’un des défis de ce programme concerne le renforcement des capacités des pays partenaires à gérer ces projets de grande ampleur, y compris sélectionner les bénéficiaires. Ce processus implique une coopération entre les quatre pays concernés afin de permettre la vérification transfrontalière de l’éligibilité, de la vulnérabilité et de l’intention de retourner, et de persuader les municipalités de planifier et de mettre en œuvre les mesures complémentaires visant à améliorer l’accès aux routes, l’électricité, l’approvisionnement en eau, les moyens de subsistance, les droits fondamentaux et les services, aucun de ces aspects n’étant financé par le programme lui-même.

L’une des priorités pour la Bosnie-Herzégovine consiste à fournir un logement permanent aux personnes hébergées dans des « logements alternatifs » ou dans des centres collectifs. Les logements alternatifs sont des logements temporaires fournis par les municipalités aux familles déplacées qui occupaient auparavant des maisons abandonnées qu’elles ont dû rendre à leurs propriétaires dans le cadre du programme de restitution des propriétés. Les centres collectifs étaient conçus pour offrir un abri temporaire aux personnes déplacées de l’intérieur forcées de fuir les zones de conflit ; il pouvait s’agir de structures construites spécialement ou de structures préexistantes telles que des baraques de chantier, des bureaux abandonnés, des immeubles ou des hôpitaux. Depuis, la plupart de ces logements « temporaires » se sont détériorés au point de devenir inhabitables, si bien que leurs résidents comptent parmi les plus indigents du pays.

La solution imaginée pour les derniers résidents des centres collectifs est un projet intitulé CEB II (CEB : Banque de développement du Conseil de l’Europe), financé par un prêt du CEB ainsi que la contribution de l’Etat, qui a commencé officiellement en novembre  2014. Quarante-deux municipalités ont soumis des plans pour reloger les résidents de l’ensemble de leurs centres collectifs dans des logements sociaux à but non lucratif. Les logements sociaux prévus comprendront de nouveaux appartements pour les résidents, qui devront toutefois payer leur loyer et leurs factures, ce qui pose un immense problème aux familles vulnérables dont le revenu est faible voire non existant.

Via l’Instrument d’aide de préadhésion (Instrument for Pre-Accession Assistance, IPA[4]) de l’UE, il a été demandé à  l’UNHCR de percevoir et de gérer 7 millions d’euros pour aider  à coordonner la mise en œuvre de la Stratégie révisée de l’annexe 7 dans dix municipalités initiales prioritaires à travers le renforcement des capacités des autorités locales ainsi qu’une assistance individuelle. L’UNHCR a cofinancé cette action avec un montant supplémentaire de 1,1 million d’euros. Des projets connexes dirigés par l’UNHCR et l’équipe de pays des Nations Unies couvrent dix autres municipalités.

Enfin,  dans le cadre d’une déclaration commune signée en juin 2013, le Ministère pour les droits humains et les réfugiés de Bosnie-Herzégovine, les ministères responsables, la délégation de l’UE, le coordinateur résident de l’ONU et l’UNHCR se sont engagés à mettre en œuvre une stratégie d’appui à l’application de l’annexe 7 via un processus d’inclusion sociale qui, sur les trois à cinq prochaines années, ciblera un éventail de groupes socialement vulnérables.

Conclusion

Les deux années et demie à venir, jusqu’à fin 2017, représentent probablement la dernière fenêtre d’opportunité pour mettre en place des solutions et avancer véritablement jusqu’à la phase d’achèvement. Les cinq problèmes récurrents soulignés précédemment continuent de compromettre les résultats souhaités. Nous avons donc aujourd’hui plus que jamais besoin des éléments suivants :

  • d’un leadership solide de la part du nouveau gouvernement
  • du renforcement des partenariats nationaux internationaux existants (par le biais d’un mécanisme de coordination et d’un organe chargé de la résolution des problèmes actuellement en cours de constitution[5])
  • de plans d’action conjoints, garantissant la rapidité de mise en œuvre sans oublier la qualité, centrés sur une plus grande prise de responsabilité de la part des autorités locales et de la société civile, et cherchant à identifier les besoins non satisfaits les plus urgents afin d’y répondre
  • d’une continuité des flux de financement pour permettre d’élargir l’approche axée sur les besoins à d’autres municipalités et de l’intégrer au programme d’inclusion sociale et de développement.

 

 

Andrew Mayne mayne@unhcr.org est représentant de l’UNHCR en Bosnie-Herzégovine et représentant régional pour l’Europe du sud-est. www.unhcr.org



[1] Traduction personnelle ; il n’existe aucune traduction officielle des accords de Dayton. Texte anglais disponible en ligne sur  www.refworld.org/docid/3de497992.html.

[2] Source: Ministère des Droits humains et des Réfugiés de Bosnie-Herzégovine (MHRR), Décembre 2013 ; puis ajusté par le MHRR à 100 300, en attente de confirmation.

[3] Le haut représentant pour la Bosnie-Herzégovine et le bureau du représentant créé en 1995 pour superviser l’application civile de l’accord de paix de Dayton.

[4] L’instrument par lequel l’Union européenne appuie, via une aide financière et technique, les réformes dans les pays souhaitant devenir pays membres. http://ec.europa.eu/enlargement/instruments/overview/index_en.htm

[5] Par la nouvelle ministre chargée des droits humains et des réfugiés, Semiha Borovac.

 

 

Avis de non responsabilité
Les avis contenus dans RMF ne reflètent pas forcément les vues de la rédaction ou du Centre d’Études sur les Réfugiés.
Droits d’auteur
RMF est une publication en libre accès (« Open Access »). Vous êtes libres de lire, télécharger, copier, distribuer et imprimer le texte complet des articles de RMF, de même que publier les liens vers ces articles, à condition que l’utilisation de ces articles ne serve aucune fin commerciale et que l’auteur ainsi que la revue RMF soient mentionnés. Tous les articles publiés dans les versions en ligne et imprimée de RMF, ainsi que la revue RMF en elle-même, font l’objet d’une licence Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification (CC BY-NC-ND) de Creative Commons. Voir www.fmreview.org/fr/droits-dauteurs pour plus de détails.